« Territoires et frontières du style » en ligne. Revue MALICE n°8. Juillet 2018

Journée d’étude AIS « Territoires et frontières du style »

Dans le cadre de la formation des étudiants de Master qui peuvent suivre un séminaire de stylistique au premier semestre du M1 et du M2 de Lettres modernes, l’UFR ALLSH (ARTS, Lettres, Langues et Sciences humaines) de l’Université d’Aix-Marseille (AMU), le laboratoire du CIELAM (Centre interdisciplinaire d’étude des littératures d’Aix-Marseille) et l’AIS (Association Internationale de Stylistique) ont proposé une journée d’étude aux doctorant-e-s en stylistique sous forme de présentation de leurs travaux. Elle a eu lieu le vendredi 3 février 2017 à la Maison de la Recherche du site Schuman d’Aix-en-Provence, sous la bienveillante présidence de Joëlle Gardes Tamine, qui fut très longtemps professeur à l’Université de Provence avant de rejoindre Paris IV- Sorbonne. Depuis, Joëlle Gardes nous a quittés le 11 septembre 2017, à 72 ans, sept mois après qu’elle a honoré de sa présence cette manifestation. Elle fut ma propre enseignante à la fin de années 80 et ma directrice de maîtrise, de DEA et de thèse ; elle fut aussi avec Georges Molinié à l’instigation de cette association de stylistique que Laurence Bougault (MCF à Rennes II), Judith Wulf (PR à Nantes) et moi avons fondé en 2004. Or il y avait bien dès le début dans la motivation de nos inspirateurs l’idée de rassembler les chercheurs en stylistique et de mieux faire connaître leurs travaux, en France ainsi qu’à l’étranger. La discipline avait refondé depuis plusieurs années ses cadres théoriques et méthodologiques, confirmant son statut d’herméneutique du texte, en marge du rôle qui continuait de lui être reconnu dans la formation universitaire et les concours d’enseignement. Il fallait lui assurer sa place à l’articulation des sciences du langage et des études littéraires, en complémentarité avec plusieurs courants de réflexion dont elle accompagnait l’évolution, liée en particulier au développement de nouvelles méthodes et techniques (linguistique, pragmatique, sémiotique, poétique, philologie, génétique, textométrie). Cet esprit que Gardes et Molinié nous ont légué se retrouvait donc, pour la première fois depuis la création de l’AIS, dans ce projet de proposer à de jeunes doctorant-e-s intéressé-e-s par cette rencontre de se faire connaître pour exposer (et en présentant) l’objet de leur thèse, l’objectif qu’elle poursuivait, l’apport qu’elle proposait d’apporter à la connaissance du sujet, les méthodes qu’elle utilisait. Il s’agissait d’offrir aux contributeurs retenus la liberté de confronter leurs conceptions, de partager leurs convictions et leurs interrogations avec d’autres chercheurs…

Philippe Jousset (PR, AMU), Stéphane Chaudier (PR, Lille 3) et moi, qui avions repris l’association des mains lyonnaises de Philippe Wahl (MCF, Lyon 2) en 2015, nous ne préjugions, par conséquent, ni du périmètre de l’enquête, ni des thématiques, ni des problématiques ; et jetions une sonde dans le réservoir. Il semble en effet que la stylistique aujourd’hui ne soit dominée par aucune école et qu’aucun magistère ne s’impose ; cette journée était donc de nature prospective, et l’occasion de faire un point, de se demander où va la stylistique, si elle va quelque part, quel pourrait être son avenir : des tendances se dessinent-elles ? Les travaux récents s’inscrivent-ils avant tout dans la continuation de traditions bien établies ou proposent-ils des novations ? Comment se porte la théorie ? Quelle part lui est faite dans les pratiques ?

La stylistique explore, à travers les questions d’énonciation, de genres et de corpus, d’historicité des formes et des valeurs, les problématiques liant littérature et style. Mais son domaine s’étend à d’autres espaces discursifs (politique, journalistique, publicitaire), ainsi qu’aux relations intersémiotiques. L’analyse des textes est susceptible de s’inscrire dans des champs épistémologiques et des problématiques plus larges : analyse des discours, anthropologie, philosophie du langage, esthétique. On se rappelle la fameuse et toujours problématique question Qu’est-ce que le style ? posée par Pierre Cahné et Georges Molinié, dans un ouvrage collectif qui a pris avec le temps l’autorité d’un classique ; on sait qu’elle en implique deux autres, tout aussi inquiétantes pour un esprit épris de rigueur : qu’est-ce que la stylistique ? à quoi sert-elle ? Plus de vingt ans après, un collectif L’Homme dans le style et réciproquement, issu d’un colloque à Sfax intitulé lui-même Controverses sur le style, se nuance par un avant-propos au titre très délicatement malherbien : « Style, mon beau souci… », tous signes que les questions perdurent. Les doctorant-e-s et nous-mêmes étions donc invités à réfléchir aux inflexions que nos recherches nous ont conduits à enregistrer et qui concernent les enjeux et les méthodes de la stylistique contemporaine, celle qui se pratique (ou se cherche) depuis 1990 (repère commode) et l’essai toujours stimulant de Laurent Jenny, La Parole singulière. On proposait donc aux doctorant-e-s, mais sans exclusive, la mise en bouche suivante : Quels sont les échelles et paliers de pertinence retenus : genres, périodes, auteur, œuvre, texte… ? Allaient-ils rejouer (en s’y inscrivant) ou déjouer (en s’en démarquant) les courants distingués : stylistique de genre, stylistique d’auteur, stylistique d’époque1 ? Quels rapports (de proximité ou de conflictualité) la stylistique entretient-elle avec ses disciplines voisines : l’éminente et toujours verte rhétorique (si tant est qu’il n’y en ait qu’une), la poétique, la linguistique textuelle, la sémiotique des textes, la sociolinguistique, la linguistique tout court ? De quelles influences la stylistique témoigne-t-elle aujourd’hui et comment a-t-elle évolué au contact d’autres disciplines (la concurrence avec l’Analyse du discours, avant tout) ou en tentant de répondre au développement de spécialités qui la concernent, voire la mettent en question (la génétique jouant à cet égard un rôle majeur) ? Où en sont ses rapports avec ses voisinages (la philosophie, l’anthropologie2, la psychologie, les sciences cognitives…) ? En quoi l’objet d’étude choisi (qu’il soit littéraire, donc canonique, ou plus marginal : chanson, BD, scénario, sketch, productions dites populaires) infléchit-il les réponses à apporter à ces questions, voire les questionnements eux-mêmes ? Car, bien sûr, une fois que nous avons révélé les particularités de nos corpus de prédilection, par goût ou par compétence, il n’en demeure pas moins que la discipline stylistique nous donne justement comme mission de parier que, pour tout champ littéraire, le fonctionnement linguistique, et au-delà la conduite de l’écrivain, révéleront les intentions et attentions de celui-ci et surtout expliqueront, mettront au jour les effets de son texte sur le lecteur. Mais pour ce but commun, n’y a-t-il pas des cheminements divers ? Bref : quels (nouveaux) objets ? quelles (nouvelles) manières ?

Alice DUMAS : Les mots en question dans l’œuvre narrative de Marivaux : réflexion sur une approche stylistique

Cette contribution a pour objet de justifier et questionner l’approche stylistique, en particulier sémantique et lexicologique qui sous-tend le travail de thèse. Après une présentation de l’objet de la thèse, à savoir le rapport particulier de Marivaux au langage qui recherche une clarté et un dynamisme nouveau dans un contexte de querelle des Anciens et des Modernes, Alice Dumas tâche de montrer la richesse et la pertinence d’une approche stylistique mais également les questions qu’elle soulève. Le terme « marivaudage », critique du style raffiné de Marivaux, tend à prouver que dès la réception des œuvres, les lecteurs ont perçu une originalité stylistique caractéristique, doublée d’une pratique réflexive du polygraphe. Ce rapport particulier d’un auteur à sa langue et à ses mots, mots dont il met sans cesse en branle le sémantisme, légitime l’approche stylistique choisie pour aborder deux romans majeurs, Le Paysan parvenu et La Vie de Marianne. Cette instabilité lexicale sera abordée à travers l’exemple du phénomène de la reprise pour aboutir sur la proposition d’un concept global désignant le traitement sémantique marivaldien.

Anne-Laure KIVINIEMI : Stylistique pragmatique et écriture des poilus

Le style étant une propriété générale des discours, il n’y a pas lieu d’exclure d’études stylistiques les textes non littéraires. Bien au contraire, la prise en compte de tels types de textes aux côtés d’écrits littéraires permet de recentrer l’objet de la stylistique sur les modalités de production de sens et de valeur. Les écrits ordinaires permettent de mieux cerner ce qu’est le style dans sa progressivité intrinsèque. L’idée est de montrer l’intérêt de l’étude d’écritures ordinaires en stylistique et de défendre le droit à l’existence du style et de la stylistique au-delà du langage poétique : écriture ordinaire et écriture littéraire se situent non dans un rapport de cloisonnement mais plutôt sur un continuum, si bien qu’il est impossible de discerner la limite entre le domaine de l’une et celui de l’autre.

Juliette LORMIER : Vers à l’antique et vers syllabiques français : réflexions sur la portée stylistique du rythme

Les variations de durée vocalique jouent un rôle déterminant dans le dessin rythmique du vers français. Dans une perspective comparative, l’étude de plusieurs exemples de scansions de vers syllabiques, mesurés à l’antique ou accentuels permet d’en témoigner. A partir d’une définition claire de la durée et de la prosodie qui prend en compte, pour s’enrichir, les définitions de la quantité et de la prosodie propres aux Anciens, nous étudierons la portée stylistique des oscillations duratives dans plusieurs vers de Jean-Antoine de Baïf et Jean Racine. Deux questions s’articuleront à notre propos : le cas échéant, pourquoi tenter de faire franchir une frontière linguistique à une forme métrique ? quels apports stylistiques pour le poème ?

Jérémy NAÏM : Le récit enchâssé, de la poétique à la stylistique

Dans les années soixante, la poétique poursuivait deux objectifs : l’extension de la linguistique au-delà de la phrase et la recherche de critères formels de la littérarité. Ce second objectif, d’évidence le plus daté, est celui qui donna le moins de résultats. Todorov imaginait déjà une époque – la nôtre – où la poétique serait remplacée par une linguistique de tous les textes. De la poétique à la stylistique, réside donc le glissement d’une époque qui ne veut plus abandonner l’interrogation linguistique sur la littérature. Le récit enchâssé est-il un objet d’étude pour le stylisticien ? La question revient à se demander ce que la stylistique peut dire des unités supra-textuelles que la narratologie a investi dans les années soixante-dix. Pour y parvenir, le stylisticien doit peut-être abandonner le postulat énonciatif de l’enchâssement pour privilégier une lecture séquentielle, telle que la linguistique textuelle l’a développée. Dès lors, son rôle serait d’étudier « l’effet d’enchâssement », c’est-à-dire l’accentuation plus ou moins forte de la différence qu’une séquence marque par rapport à celles qui l’entourent.

Laelia VERON : Approche rhétorique, linguistique et socio-poétique de la forme littéraire. La stylistique comme étude des « formes-sens »

Tenter d’établir une démarche stylistique qui dépasse la description techniciste du texte implique de penser le lien entre forme et sens de l’œuvre littéraire. La stylistique, entendue comme approche linguistique du discours, peut alors se nourrir d’une sensibilité historique et sociocritique (telle qu’elle est définie notamment par Duchet). Nous tenterons d’étudier, à partir de l’exemple du trait d’esprit dans la Comédie humaine de Balzac, le fonctionnement pragmatique de cette parole romanesque « à travers l’activité sociale qui [la] porte » (D . Maingueneau). On se demandera également s’il est possible de faire de cette analyse des formes du social dans le texte l’indice d’une vision sociale du monde. Cet article se prononce ainsi pour une stylistique à visée herméneutique, qu’on peut appeler socio-poétique ou socio-stylistique.

 

BIBLIOGRAPHIE :

  • Claire Badiou-Monferran, La Littéralité des belles-lettres. Un défi pour les sciences du texte, Paris, Classiques Garnier, 2013, et les autres titres de la collection « Investigations stylistiques » chez le même éditeur.
  • Éric Bordas, Georges Molinié (dir.), Style, langue et société, Paris, éd. Honoré Champion, 2015.

  • Laurence Bougault, Judith Wulf (éd.), StylistiqueS ? Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2010.

  • Joëlle Gardes Tamine, Pour une nouvelle théorie des figures, Paris, PUF, coll. « L’interrogation philosophique », 2011.

  • Laure Himy-Piéri, Jean-François Castille, Laurence Bougault (éd.), Le Style, découpeur de réel, Rennes, PUR, coll. « Interférences »,2014.

  • Laurent Jenny (éd.), Le Style en acte. Vers une pragmatique du style, Genève, MétisPresses, 2011.

  • Philippe Jousset (éd.), L’Homme dans le style et réciproquement, Aix-en-Provence, PUP, coll. « textuelles », 2015.

  • Cécile Narjoux (éd.), Au-delà des frontières : Perspectives de la stylistique contemporaine, Francfort, Peter Lang, 2012.

  • Philippe Wahl, Michèle Monte, Stéphanie Thonnérieux (éd), Stylistique et méthode. Quels paliers de pertinence textuelle ? Lyon, PUL, collection « Textes & Langue », 2018.

1Il faut entendre une définition qui ne serait pas trop limitative de ce style d’époque : « insérer la description des styles d’auteur dans deux perspectives plus larges : tout d’abord, l’histoire longue des pratiques esthétiques […] ; ensuite la description des possibilités expressives ouvertes à la langue par le statut discursif et social si particulier de la littérature » (Gilles Philippe et Julien Piat, La Langue littéraire, une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Fayard, 2009, p. 37).

2Voir dans Philippe Jousset, Anthropologie du style. Propositions (Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008), cette phrase programmatique, à laquelle nous souscrivons tout à fait : « les textes ne sont pas des tableaux sous les yeux, ce sont des occasions de pratique qui font partie des modalités d’insertion dans un environnement, de présence au monde, de résonance, d’extériorisation/intériorisation dont nous sommes équipés. » Il s’agit donc de comprendre dans ce mouvement de la stylistique auquel nous adhérons de « comprendre la façon dont la littérature “réplique” à la vie » (p. 18).

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