Jacques-Philippe Saint Gérand

Etude de style : esthétique et valeur ? Qu’est-ce qu’une langue littéraire ?

par

Jacques-Philippe Saint Gérand

Le mot Valeur est indéniablement l’un des mots du français les plus difficiles à définir et son utilisation dans un contexte d’esthétique langagière ne simplifie pas le problème. Les dictionnaires d’usage courant, à l’époque contemporaine, proposent généralement une architecture dans laquelle la dimension linguistique apparaît au coeur du processus. Ainsi le TLF.

On pourrait presque dire, en conséquence, que la valeur est ce qui fait sens, ce qui donne la mesure des choses. Qu’elle est essentiellement relative et variable, notamment dans le secteur littéraire, où il est question, depuis les débuts de l’histoire de la littérature d’établir des distinctions, des palmarès, des anthologies, sans que l’on se rende compte que ces classements reposent sur l’évaluation de faits de style eux-mêmes conditionnés par un état de langue et des canons esthétiques tous également variables. Parce que la littérature a pour finalité son lectorat et que ce dernier est conditionné par des habitus socio-culturels qui échappent la plupart du temps à l’individu, même si – dans le même temps – ils façonnent ou modèlent le sujet.

On objectera sans peine que le mot de style n’est pas moins ambigu et complexe… et que son sens ne s’éclaircit pas lorsqu’on l’associe à des termes aussi chargés de connotation que stylistique (Bally, etc.) ou étude de style (Spitzer)….

Reste que les canons littéraires, comme disent nos collègues anglo-saxons, porteurs de valeur esthétique, peuvent être facilement trompeurs si on les prend pour des règles et principes inangibles sinon invariables.

Pour illustrer ce point je ne prendrai qu’un exemple : celui du Dictionnaire des Difficultés grammaticales et littéraires de la langue française, publié par Jean-Charles Thiébault de Laveaux en 1818. Comme son titre l’indique, cet ouvrage traite de questions grammaticales et scripturales – pour faire une sorte de syncrétisme des notions de style et d’esthétique – susceptibles d’intéresser des lecteurs du premier XIXe siècle. Ceux-ci applaudissent à l’initiative ; une seconde édition est livrée en 1822, puis une troisième en 1846. S’ouvre alors un tunnel de routine, d’habitude, de conservatisme ou d’indifférence. Mais, dans le Dictionnaire des difficultés de la langue française d’A. Thomas, publié chez Larousse en 1956, l’ouvrage de Laveaux est encore cité comme source documentaire dans la bibliographie. Jusque là le seul motif de surprise est une aussi longue rémanence de l’ouvrage de Laveaux.

Mais, en regardant de plus près, un second motif d’étonnement surgit lorsqu’on s’aperçoit que le lexicographe a – souvent sans vergogne – carrément décalqué ou emprunté des passages entiers des volumes de l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke consacrés à la grammaire , à la rhétorique, à la poétique et au style… Or ces volumes datent de 1780… De 1780 à 1956 l’empan chronologique est vaste et l’on s’amuse de voir des préceptes, conseils et remarques datant de la période pré-révolutionnaire, servir encore de données à des raisonnements et analyses qui voudraient être contemporains des premières exhortations de l’Abbé Pierre ou de la crise égyptienne du Canal de Suez, par exemple !

C’est dire que la valeur même de ces remarques de langue et de style ne peut être que labile et instable… et que la langue dite littéraire n’est et ne saurait être qu’une représentation abstraite et idéaliste d’une esthétique elle-même sujette à variations imprévisibles. Que la notion même de langue littéraire ne se conçoit que dans un cadre idéologique, nullement dans un cadre réellement théorique, assorti de conditions épistémologiques précises. Le protocole interprétatif instauré par Lanson au début du XXe siècle, qui devait par la suite conditionner durablement l’exercice d’explication et de commentaire de texte, s’inspirait largement – comme Ch. Noille-Clauzade l’a montré [1] – de la théorie formulée par Origène des quatre sens de l’Écriture, et promouvait à son terme le sentiment du style, c’est-à-dire une forme épilinguistique du sens littéraire se substituant au sens spirituel des chrétiens. Toute critique de la valeur étant désormais, ici, comme sous séquestre !..

C’est dans cette perspective que je voudrais maintenant suivre l’évolution du français littéraire en relation avec les contraintes de langue et d’esthétique qui en ont informé – ou conformé – les styles divers et leurs valeurs.

1. AUX ORIGINES DU FRANÇAIS LITTERAIRE.

Toute chronologie de l’histoire du français [2] met dès l’abord en évidence la triple corrélation :?- des variations du matériau linguistique,?- des variations de ses formes d’analyse métalinguistiques et?- des variations de ses formes d’appréhension épilinguistiques.?Expression de ce que l’objet littéraire – oral ou écrit – suppose toujours un ensemble de dispositifs complexes de réalisation :?- une morphologie linguistique spécifique, tout d’abord, dépendante des états du système ;?- des commentaires herméneutiques généraux fixant la tradition d’interprétation, et enfin?- des paraphrases exégétiques relatives aux différentes valeurs de sens reconnues à chaque époque par le lectorat.

1.1

Il s’ensuit que la langue supportée par le document littéraire, plus qu’aucune autre de ses réalisations, est soumise à un balancement dialectique constant qui fait osciller le jugement entre la valorisation de ses singularités et la dénonciation de ses défauts, entre la reconnaissance d’un style unique et la condamnation des manquements à la norme générale.

En l’occurrence, c’est ainsi que nous proposons d’interpréter la lente évolution qui, à travers les documents normatifs conservés du bas latin dans l’Appendix Probi [avant 320], et les extraits préservés du De uerborum significatu de Verrius Flaccus, ou les Gloses de Reichenau et de Cassel, mène irrésistiblement à l’émergence de documents écrits en langue vulgaire. Et notamment, à la production de ce document hybride que sont les Serments de Strasbourg [842], réputés être la première attestation de cette vernaculaire appelée à devenir le français ; ou, immédiatement après, mais déjà sur le versant littéraire, à cette fameuse Séquence de sainte Eulalie [880], que l’on serait pourtant bien en peine d’identifier clairement comme écrite en une langue standard caractérisable comme française.

Or l’on sait que la transcription que l’on possède des serments échangés par Louis le Germanique et Charles le Chauve est postérieure de près d’un siècle et demi à la réalité historique du fait. Et que le transcripteur, Nithard, a pris bien soin d’opposer la langue romane de Louis le Germanique et le francique de Charles le Chauve. Ce décalage chronologique restitue ainsi au témoignage historique un air de contemporanéité avec le Sermon de Jonas, la Passion et la Vie de saint Léger [entre 937 et l’an 1000] qui, pour leur part, manifestent la définition d’un nouvel état de langue bien plus proche de ce que le français deviendra peu à peu comme langue de référence : Hugues Capet, à partir de 987, est le premier roi à ne faire usage que du roman.

Cet intervalle instaure aussitôt un lien étroit entre vernaculaire standardisée et langue littéraire. Il n’est d’ailleurs pas indifférent de constater le vacillement des repères chronologiques lorsqu’il s’agit de définir la naissance d’une des langues littéraires les plus prestigieuses issues de la Romania, car, si les origines en demeurent encore problématiques aujourd’hui, les effets culturels n’en sont pas moins clairement perceptibles dès le début de la gestation. En-deçà des attestations réalisées dans les textes parvenus jusqu’à nous à travers d’innombrables scripta dialectales, c’est dès lors la tension menant à la standardisation d’une forme qui s’impose, et la tentation du politique, de la centralisation, qui se manifestent, sans que le style puisse être autre chose alors que la plume et la calligraphie du scribe laborieux.

1.2

Autour de la question des dialectes, ce sont ainsi les différences d’approche des médiévistes et des dialectologues qui sont en jeu dans ce processus que formalise l’écriture.

En effet, si l’on considère généralement que les dialectes d’oïl ne se sont guère différenciés avant le XIe siècle, c’est probablement que l’on manque d’information attestée sur ces premiers états, et que – privé de ses sources habituelles d’information – le dialectologue moderne ne peut se prononcer sur le sens de la relation unissant une langue nécessairement normée et des variantes géographiques : angevin, berrichon, bourbonnais, bourguignon, champenois, franc-comtois, français de Paris [ex francien], gallot, lorrain, normand, picard, poitevin, saintongeais, tourangeau, wallon, qui en constituent comme autant de déclinaisons adaptées aux circonstances historiques, géographiques et socio-économiques.

En revanche, à partir des XIIe et XIIIe siècles, lorsque l’écrit – par les ateliers de copistes – se diffuse et se généralise en restreignant l’étendue des variations de l’oral, la situation devient différente. Et le philologue médiéviste issu du même XIXe siècle que le dialectologue comparatiste, prend la relève à l’époque moderne pour distinguer les éléments qu’il identifiera comme variantes dialectales pertinentes parmi toutes les formes stylisées soumises à son appréciation.

De ce fait rétrospectif qui confère à l’écrit la capacité de fixer des états, la dimension orale première du dialecte devient secondaire. Et il est alors possible d’envisager qu’autour de Paris et d’un usage normé de la langue, propre au lieu du pouvoir politique, se développèrent des formes dialectalisées dont les premiers documents littéraires écrits ont formalisé les caractères principaux au prix d’une simplification considérable de la variété linguistique proprement dite.

Si la zone géographique propre au groupe des parlers français recouvre pour le dialectologue toute la partie septentrionale du domaine gallo-roman, soit l’aire des parlers d’oïl ; ce qui – d’emblée – met aux marges les parlers gallo-romans d’oc, pour le médiéviste, cet ensemble se restreint aux seules formes ayant donné naissance à des écrits esthétiques [gestes, romans, poésies] ou fonctionnels [chartes, déclarations politiques], conservés et valorisés : franco-normand, franco-picard, français de Paris, champenois, éventuellement bourguignon. Le prestige de Paris, capitale politique et centre culturel grâce à la cour, à l’abbaye de Saint-Denis et à la fondation de la Sorbonne [1231], corrélé au déclin du franco-normand [rattachement à la France en 1203] et du franco-picard [tout au long du XIIIe siècle], confirment ainsi l’exhaussement progressif et l’accès du dialecte d’Île de France au statut de scripta d’oïl standard, quoique toujours écartelée jusqu’au XIVe siècle entre les tendances unificatrice et différenciatrice. Vers 1270, Adenet le Roi rapporte une pratique significative de l’aristocratie allemande de son temps :

Tout droit a celui tans que je ci vous devis
Avoit une coustume ens el tiois paÿs
Que tout li grant seignor li conte et li marchis
Avoient entour aus gent françoise tous dis
Pour apprendre françois lor filles et leur fis
Li rois et la roÿne et Berte o le cler vis
Sorent près d’aussi bien le françois de Paris
Com se il fussent ne ou bourc a Saint Denis

Aucune des formes aujourd’hui identifiées comme relevant du groupe occitan n’a – à proprement parler – influé sur la constitution de cette langue française, que ce soit le Franco-provençal, l’Occitan proprement dit ou le Gascon. Aucune koiné franco-provençale ne fut apte à concurrencer les langues d’oïl et d’oc ; et aucune des variétés dialectales du franco-provençal ne devint langue littéraire face à cette émergence d’un modèle “français”. Et il fallut – j’y reviendrai – la révolution d’une philologie romantique, au XIXe siècle, pour accréditer l’idée que la littérature des troubadours devait entrer elle aussi dans l’orbe de la littérature française sous l’effet d’une rétrospection gommant toutes les différences d’origine.

1.3

Mais, pour la période allant des origines du français au seuil de la Renaissance, à ces considérations externes, il convient d’ajouter des considérations internes. A plus haute époque, la langue pratiquée se marque par une simplification de la complexité structurelle du latin.

Les effets d’abrègement phonétique [réduction des diphtongues, amuïssement des consonnes, etc.], de simplification de la morphologie [disparition progressive des formes de flexion nominales] et de la syntaxe [rigidification de l’ordre des mots dans la phrase.] ne sont alors pas sans conséquence sur les emplois du matériau littéraire. De même, le vocabulaire s’enrichit-il grâce à un lexique ayant abondamment recours à des formes réempruntées au latin et au vieux fonds germanique, ce qui permet à la littérature de trouver là nuances et discriminations de sens jusqu’alors inédites.

Créateurs anonymes pour la plupart, les auteurs collectifs de la tradition dont sont issus les chansons de geste, les mystères, les premiers romans et les premières poésies, ont contribué à fixer la labilité de formes d’expression et de communication que les savants de la science linguistique ultérieure ont identifiées comme étant les témoignages du système du français. Entre les voix des premiers et les exégèses des seconds fondées sur l’étude des traces, se réalise très vite un investissement progressif de la “littérature” par l’écriture qui épure et simplifie par nécessité la complexité du matériau langagier ; qui réduit en particulier la diversité des variations dialectales. Et le Champenois Chrétien de Troyes écrit dès lors en français, dans une langue qui n’a plus rien à voir avec la langue vulgaire de ses compatriotes paysans.

1.4

De la fin du XIIIe siècle à la fin du XVe siècle, en cette période malignement dénommée “moyen français”, un mouvement général de normalisation et de standardisation embrasse le système de la langue. Ce mouvement se marque par :

a) la disparition de la déclinaison à deux cas, mise en place d’un ordre des mots fonctionnellement discriminant des rôles syntaxiques ;

b) la discrimination sémantique conséquente des formes subsistantes de l’ancienne morphosyntaxe [sire / seigneur ; pâtre / pasteur] ;

c) la particularisation des effets de sens [écouter / ausculter ; prison / préhension, frêle / fragile, etc.] ;

d) la régularisation des paradigmes de la conjugaison ;

e) l’extension d’un vocabulaire devant désormais nécessairement s’adapter aux évolutions techniques et idéologiques de la société.

Tant chez les poëtes [Charles d’Orléans, Villon] que chez les auteurs didactiques [Christine de Pisan] ou les historiographes [Villehardouin, Commines, Froissart, Chastellain], l’écriture fait naître l’impression que s’ouvre alors une nouvelle époque à laquelle les Grands Rhétoriqueurs [Meschinot, La Marche, Molinet, Saint-Gelays, La Vigne, Cretin] vont donner ses lettres de noblesse. Chez ces derniers, en effet, l’ambiguïté du dire poétique constitue le soubassement d’une réflexion sur la langue littéraire qui affirme de manière très moderne le triomphe définitif du Verbe sur les imperfections du quotidien, et qui délègue à l’écriture le soin de fixer une telle représentation subversive du monde contemporain. Les techniques de la variation médiévale le respect d’un système de la langue déjà perçu comme obsolète [latinismes lexicaux et syntaxiques violemment exhibés], le jeu de la lettre, tous ces moyens sont mis au service d’une éloquence jusqu’alors inconnue, en laquelle l’esthétique baroque puisera ses plus avérés ferments. Parlera-t-on pour autant de style et de valeur en cette occurrence, même si, dans ce cas, l’individualité du sujet ou de l’auteur devient palpable ?

1.5

Au XVIe siècle, cette involution progressive de la conscience linguistique dans la création littéraire devient manifeste et constitue le socle sur lequel s’édifieront désormais les plus grandes entreprises de la littérature française. Michel Jourde et Jean-Charles Monferran viennent tout récemment encore de rappeler que c’est dans cette période et au début du XVIIe siècle qu’a commencé à se constituer le lexique métalittéraire français [3] , notamment dans son aptitude à désigner les genres, les tropes, les figures, et les faits de versification tout autant que de « style »…

Le système de la langue n’évolue plus alors que sous l’aspect du lexique. Morphologie et syntaxe s’affranchissent des derniers restes du moyen âge, tandis que la langue tend de plus en plus à se confondre avec l’extraordinaire mouvement de prolifération lexicale qui s’empare d’elle. Emprunts au latin, au grec, voire à l’hébreu, à l’italien, relatinisation forcée de mots traditionnels, assouplissement des conditions de la dérivation et de la composition, tels sont quelques-uns des traits que les œuvres de Montaigne, Calvin, des Périers, Calvin, Marguerite de Navarre et Rabelais, en prose, ou Ronsard, de Sponde, Scève, Desportes, d’Aubigné, en poésie, illustrent avec éclat. Il revient à un poète savant, Joachim du Bellay, de marquer cette étape en proposant sa fameuse Deffence et Illustration de la Langue Francoyse [1549].

Dans ce texte, l’auteur rappelle successivement “que la Langue Francoyse ne doit estre nommée barbare” [chap. II], “pourquoi la Langue Francoyse n’est si riche que la Grecque & Latine” [chap. III], “que la Langue Francoyse n’est si pauvre que beaucoup l’estiment” [chap. IV], “que les Traductions ne sont suffisantes pour donner perfection à la Langue Francoyse” [chap. V] et pourquoi il convient “d’amplifier la Langue Francoyse par l’immitation des anciens Aucteurs Grecz & Romains” [chap. VIII]. Indépendamment de l’évolution des poétiques, c’est donc un plaidoyer en faveur de la normalisation et de l’unité subséquente du français que mène brillamment ici du Bellay. L’expansion de l’imprimerie ajoutera peu après au débat un clivage nettement marqué entre les tenants du phonétisme évolutif et les partisans de l’étymologie conservatrice. Le succès final de ces derniers fait avancer d’un pas dans la définition d’une unité forcée du français, grâce à laquelle pourra s’élaborer alors une conception classique de la langue. Mais cette conception est le fait d’une volonté de normalisation et non l’expression d’une prise directe sur la réalité des usages. Le témoignage du médecin Héroard sur les babils du futur Louis XIII, entre 1605 et 1610 est éloquent à cet égard :

“Papa je suis bien aise de ce que Mr de St Aubin m’a dit que vou poté bien et que vous ete a Pari, pou ce que je pance d’avoi bien to l’honeu de vou voi et de vou baisé la main. Si j’eté bien gran je vou iré voi a Pari car j’en ai bien envie. Hé papa je vou supplie tes humblement vené me voi é vou veré que je sui bien sage. I n’ya que Madame d’opinate, je suis pu. Ma pume e bien pesante, je vou baise tes humblement la main. Je sui papa, vot tes humble et te obeissan fi e saviteu. Daulphin” [17.11.05, 825]

En effet, pendant ces années menant au majestueux XVIIe siècle, le phonétisme et les grandes tendances morphosyntaxiques du français moderne ne cessent de se mettre en place : raréfaction d’emploi du r roulé, disparition des ultimes diphtongues susbsistantes, organisation logique de l’énoncé, épuration du vocabulaire, chasse aux dérivés et composés lourds et trop peu analytiques du siècle précédent… L’heure commence à poindre où, à la plume du scribe anonyme que trahissent à peine les habitudes de sa scripta, va se substituer le style plus individualisé, idiolectal et idiosyncratique, d’un auteur cherchant peu à peu à jouir de ses prérogatives et à assumer pleinement ses devoirs de créateur de formes esthétiques doublant l’énonciation de leçons éthiques.

2. STABILISATION ET STANDARDISATION DES FORMES ET DE LA NORME

Les créations de Malherbe ou de Guez de Balzac, voire de Racine, attestent cette normalisation et cette standardisation d’une langue littéraire de plus en plus coupée des emplois quotidiens de la langue vulgaire, quoiqu’il ne faille pas dissimuler sous leurs ors officiels et académiques les tentations irrespectueuses d’échapper à la norme et à un ordre étouffant sous la pompe que manifestent les œuvres de Scarron ou de Sorel. Charles Nodier parlera plus tard à ce sujet du “rateau et de la pierre ponce” de l’âge classique.

2.1

La fondation de l’Académie française [1632-34] et l’assignation de ses principaux objectifs marquent la volonté de doter le français d’une légitimité et d’une législation officielles :

« Aprés que l’Académie Françoise eut esté establie par les Lettres Patentes du feu Roy, le Cardinal de Richelieu qui par les mesmes Lettres avoit esté nommé Protecteur & Chef de cette Compagnie, luy proposa de travailler premierement à un Dictionnaire de la Langue Françoise, & ensuite à une Grammaire, à une Rhetorique & à une Poëtique. Elle a satisfait à la premiere de ces obligations par la composition du Dictionnaire qu’elle donne presentement au Public, en attendant qu’elle s’acquitte des autres. »

En 1816, renée de ses cendres après l’épisode révolutionnaire, la même institution, dresse le bilan de son histoire rappelle les intentions premières des Académiciens :

“L’institution de l’Académie française ayant pour objet de travailler à épurer et à fixer la langue, à en éclaircir les difficultés et à en maintenir le caractère et les principes, elle s’occupera dans ces séances particulières de tout ce qui peut concourir à ce but ; des discussions sur tout ce qui tient à la grammaire, à la rhétorique, des observations critiques sur les beautés et les défauts de nos écrivains, à l’effet de préparer des éditions de nos auteurs classiques, et particulièrement la composition d’un nouveau dictionnaire de la langue seront l’objet de ses travaux habituels” [article 6 des nouveaux Statuts et Reglemens].

De tels textes sont sans ambages. Le travail des Académiciens se confond avec les écrits des plus grands auteurs de la nation, et entend représenter la langue française dans son état de plus grande perfection. Le Dictionnaire de l’Académie définit ainsi le bon usage de la langue française, mais en excluant des domaines spécialisés comme les arts et les sciences :

« C’est dans cet estat [de perfection] où la Langue Françoise se trouve aujourd’huy qu’a esté composé ce Dictionnaire ; & pour la representer dans ce mesme estat, l’Académie a jugé qu’elle ne devoit pas y mettre les vieux mots qui sont entierement hors d’usage, ni les termes des Arts & des Sciences qui entrent rarement dans le Discours ; Elle s’est retranchée à la Langue commune, telle qu’elle est dans le commerce ordinaire des honnestes gens, & telle que les Orateurs & les Poëtes l’employent ; Ce qui comprend tout ce qui peut servir à la Noblesse & à l’Elegance du discours. »

En définissant ainsi son dictionnaire, l’Académie s’opposait aux plus importantes tendances de Richelet et de Furetière. Et affichait son ambition normative soucieuse de légiférer sur les conditions pratiques d’utilisation du langage dans une constante référence à la notion de pureté linguistique. Il est vrai que – de Richelieu à Colbert – dans le temps de la gestation de cette première édition, les choses avaient un peu changé, et que la même année 1694, Thomas Corneille publiait en son nom, bien qu’il fût lui-même Académicien, son dictionnaires des Arts et des Sciences, réputé combler les lacunes du DAF. Le fait que ce dernier dictionnaire avait été composé par quarante des plus éminents hommes de lettres de France était une garantie majeure de son autorité, mais fut aussi un obstacle à son achèvement. Initialement, l’Académie avait confié la tâche au grammairien Vaugelas, mais à la mort de celui-ci – en 1650 – le travail n’avait pas dépassé la lettre « C ». Fut alors décidé que – malgré certains désavantages – le dictionnaire serait écrit collectivement. La préface, par exemple, mentionne clairement in fine l’interruption préjudiciable des années de la Fronde, qui ralentit le processus général d’élaboration de l’ouvrage :

“L’Académie auroit souhaité de pouvoir satisfaire plustost l’impatience que le Public a tesmoignée de voir ce dictionnaire achevé ; Mais on comprendra aisément qu’il n’a pas esté en son pouvoir de faire une plus grande diligence, si on fait reflexion sur les divers accidens tant publics que particuliers qui ont traversé les premieres annees de son establissement, & sur la maniere dont elle a esté obligée de travailler”

Lorsque le travail reprit, après 1650, la composition fut poursuivie jusqu’en 1673 avant de laisser place à un long processus de révision :

« […] On peut dire que c’est seulement depuis l’année 1651 que l’on y a travaillé serieusement. La premiere composition en fust achevée vers le temps de la mort de Monsieur le Chancelier, qui arriva le premier jour de l’année 1673. Ce fut alors que le Roy ayant bien voulu se declarer le Protecteur de l’Académie, & luy donner dans le Louvre l’appartement où elle tient ses assemblées, elle se vit élever au comble du bonheur dont elle jouït presentement. Elle a depuis travaillé regulierement trois fois la semaine deux heures par chaque seance, & elle ne s’est occupée à autre chose qu’à revoir ce qui avoit esté fait. Ce second travail n’a pas moins cousté de temps à l’Académie que le premier, & cela ne se peut pas faire autrement, à cause de la maniere de travailler des Compagnies en general & de l’Académie en particulier, où tous ceux qui la composent disent successivement leur avis sur chaque mot & ou la diversité des opinions apporte necessairement de grands retardemens. »

2.2

Une soixantaine d’années séparent la naissance du projet de sa réalisation et de sa publication le 24 août 1694. Plusieurs générations d’Académiciens ont ainsi participé à l’élaboration du Dictionnaire, depuis ceux de la première Académie, comme Saint-Amant, Guez de Balzac ou Voiture jusqu’à ceux des années 1680-1690, comme Nicolas Boileau, Thomas Corneille, ou La Fontaine, à qui l’on adjoindra aussi les élus des années 1691-93 comme Fontenelle, ou Fénelon et La Bruyère. Et les obscurs : Paul et François Tallemant, Patru [jusqu’en 1675], Pellisson, Doujat, Cotin, Boyer etc. Il en résulte une indistinction qui transcende les débats et querelles littéraires ayant traversé ou ponctué le siècle [baroque, classicisme, préciosité, antagonisme des Anciens et des Modernes, etc.], et qui a pour conséquence ultime -probablement involontaire – une homogénéisation artificielle et forcée de la matière linguistique. En effet, le Dictionnaire de l’Académie françoise a pour ambition de présenter l’usage fondé sur les pratiques des meilleurs écrivains du siècle, sans distinction méthodologique précise entre ceux du début et ceux de la fin du siècle. Et ce, indépendamment des variations dues aux différences d’intérêt manifestées par les trois rédacteurs officiels de l’entreprise : Vaugelas de 1634 à 1650, Mézeray de 1650 à 1683, et Regnier de 1684 à 1692 puis 1694, ou aux luttes intestines ayant entouré les naissances concurrentes des dictionnaires de Richelet (1680) et de Furetière (1690).

Mais la date de 1650 n’est pas seulement anecdotique du point de vue de l’histoire externe, elle marque aussi une transition importante du point de vue interne. La mort de Vaugelas signe la fin d’une époque et l’ouverture d’une période nouvelle. Si les premiers Académiciens étaient soucieux – en conformité avec le principe mis en avant dans les Remarques – de définir les principes du bon usage, en s’appuyant sur le témoignage de “la plus saine partie de la cour”, la période de l’après Vaugelas marque un infléchissement vers l’analyse critique, les remarques et les observations, périmant certains des usages consacrés par Vaugelas, déjà perçus comme vieillis, et marquant l’émergence progressive d’une conscience linguistique fondée sur des repères plus larges, et recourant à des critères explicites d’appréciations des concurrences d’usages (littéraires pour l’opposition poésie / prose, ou linguistiques avec les distinctions écrit / oral, Paris / la cour, Paris et la cour / Provinces, etc.). Dans cette seconde période, on distingue deux familles de remarqueurs :?- la première, diffuse et associée à des rivalités d’auteurs,?- seconde, plus rigide, marquée d’abord par Bouhours, mais surtout liée à deux personnalités marquantes de l’Académie : Olivier Patru et Thomas Corneille qui, tout en partant des Remarques de Vaugelas, se sont efforcés de mieux définir – pour leurs collègues académiciens littéraires – l’usage en cours à la fin des années 1680, en confrontant les différents commentaires proposés par des auteurs même non académiciens, comme Ménage.

2.3

Il s’ensuit une forme de simplification arbitraire de la variété linguistique si complexe à cette époque, qui isole le centre parisien aristocratique des périphéries provinciales, bourgeoises et paysannes. Racine relatant à La Fontaine son voyage de Paris à Uzès, en 1661, a grand soin de noter son incapacité à communiquer avec les indigènes franco-provençaux dès les abords du Forez et de Lyon. Si le français bourgeois assure la part essentielle des discours technique, didactique, scientifique et politique, acceptant pour cela toutes les innovations lexicales, les discours littéraires ne peuvent recourir qu’au français aristocratique. Le Roman bourgeois [1666] de Furetière, bien avant le dictionnaire du même auteur, conteste ce modèle en proposant de la langue littéraire une vision subversive tant dans le plan de la narration et de l’intrigue romanesque que dans celui des formes et registres de langue employés. L’autorité grammaticale doit alors monter la garde. Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène du Père Dominique Bouhours, en 1671, et le Traité de la grammaire françoise de l’abbé Régnier-Desmarais [1705], sont de ces vigiles zélés qui assurent la constance du purisme face aux contestations et aux revendications d’émancipation. Dans ces conditions, on comprend qu’il soit difficile de laisser à l’individu la possibilité de s’exprimer librement et de déléguer à l’individualité le droit légitime de s’incarner dans un style propre.

3. DE LA STANDARDISATION A LA RAISON

Le passage à ce qu’il est convenu d’appeler le XVIIIe siècle expose dès lors en langue et en littérature un basculement irrémédiable : celui qui fait passer de la pureté revendiquée à l’âge classique aux affects de la sensibilité et du mythe de la raison., et qui assure la reconnaissance du génie et de l’universalité de la langue française. Pour permettre cette promotion, il fallait que – politique par nature – la langue acceptât d’être le reflet d’un consensus plus désiré que réellement expérimenté.

Le traité de Rastatt, en 1714, marque tout autant, comme fait, l’accession du français au statut de langue diplomatique universelle, et, comme symbole, la reconnaissance des mérites esthétiques et logiques tout particuliers de cette langue. Et, dans le Salon de Mme Geoffrin, autour de 1755, voisinent le prince de Conti et Julie de Lespinasse, mais aussi un Fontenelle presque centenaire, Montesquieu, Buffon, D’Alembert, Helvétius, Turgot, Quesnay, Rameau, Jean-Jacques Rousseau, Marmontel et Marivaux, ainsi que les acteurs Le Kain et La Clairon. Si la poésie se dessèche dans cette atmosphère où l’esprit pousse la finesse des discriminations jusqu’à la minutie la plus extrême, la prose gagne à ces jeux une puissance polémique et une variété poétique jusqu’alors inconnues.

3.1

Voltaire, puriste invétéré et vétilleux censeur du Corneille baroque, quoique militant farouche du progrès et des Lumières, perpétue cette image du français universel, en précurseur de Rivarol. Dans l’article Langue du Dictionnaire philosophique, il définit cette qualité de la façon suivante :

 » Le génie de notre langue est la clarté et l’ordre. Le français n’ayant point de déclinaisons et étant toujours asservi aux articles, ne peut adopter les inversions grecques et latines. […] Les verbes auxiliaires qui allongent et énervent les phrases dans les langues modernes, rendent encore la langue française peu propre pour le style lapidaire. Ses verbes auxiliaires, ses pronoms, ses articles, son manque de participes déclinables, et enfin sa marche uniforme nuisent au grand enthousiasme de la poésie ; elle a moins de ressources en ce genre que l’italien et l’anglais ; mais cette gêne et cet esclavage même la rendent plus propre à la tragédie et à la comédie qu’aucune langue de l’Europe. L’ordre naturel dans lequel on est obligé d’exprimer ses pensées et de construire ses phrases, répand dans cette langue une facilité et une douceur qui plaît à tous les peuples ; et le génie se mêlant au génie de la langue a produit plus de livres agréablement écrits qu’on n’en voit chez aucun autre peuple. »

On ne saurait mieux résumer une situation qui n’est peut-être que le résultat d’une certaine fantasmagorie. En effet, pour accréditer une telle conception de la langue, il lui faut réactualiser à plus d’un demi-siècle de distance, toutes les qualités idéales de l’expression dont rêvait l’âge classique, et, par conséquent, accepter que la langue française saisie en ses manifestations littéraires ne soit plus une langue mais l’image d’une langue. Dans la XXIVe des Lettres philosophiques, il note :

“Pour l’Académie française, quel service ne rendroit-elle pas aux lettres, à la langue, & à la nation, si, au lieu de faire imprimer tous les ans des complimens, elle faisoit imprimer les bons ouvrages du siècle de Louis XIV, épurés de toutes les fautes de langage qui s’y sont glissées ? Corneille et Molière en sont pleins, La Fontaine en fourmille : celles qu’on ne pourroit pas corriger seroient au moins marquées. L’Europe, qui lit ces auteurs, apprendroit par eux notre langue avec sureté, sa pureté seroit à jamais fixée ; les bons livres français imprimés avec ce soin aux dépens du Roi, seroient un des plus glorieux monumens de la nation.”

Voltaire, Diderot, mais aussi Rousseau, Marivaux, Prévost, chacun, à sa manière, expose cette tension de la langue et cette propension de l’utilisateur littéraire, qui font de l’élégance et de la distinction langagière les repoussoirs de la décadence et de la dépravation, lesquelles – par l’intermédiaire des genres inférieurs et du style poissard – s’infiltrent malignement dans le champ du littéraire.

Beaumarchais dramaturge célèbre, mais aussi polémiste de talent, et auteur plus sulfureux de lestes parades, tout comme le divin marquis, Donatien de Sade, mais aussi Restif de la Bretonne ou Choderlos de Laclos témoignent de ce débordement de la rigueur par l’éthos et le pathos. Il n’est pas jusqu’au néographe Louis-Sébastien Mercier qui, dans le Tableau de Paris ou dans ses divers écrits journalistiques et esthétiques, ou paralinguistiques, ne fasse entrer tout un lexique inédit dans le nouveau vocabulaire de la langue française littéraire régénérée par les expériences sensibles d’un monde en mutation ; et qui ne cesse de clamer son désir de liberté :

“Il n’y a rien de tel qu’un peuple sans Académie, pour avoir une langue forte, neuve, hardie et grande. Je suis persuadé de cette vérité comme de ma propre existence. Ce mot n’est pas français, et moi je dis qu’il est français, car tu m’as compris : si vous ne voulez pas de mon expression, moi je ne veux pas de la vôtre. Mais le peuple qui a l’imagination vive, et qui crée tous les mots, qui n’écoute point, qui n’entend point ces lamentations enfantines sur la prétendue décadence du goût, lamentations absolument les mêmes de temps immémorial, le peuple bafoue les régenteurs de la langue, et l’enrichit d’expressions pittoresques, tandis que le lamentateur s’abandonne à des plaintes que le vent emporte. J’en appelle donc au peuple, juge souverain du langage ; car si l’on écoute les puristes, l’on n’adoptera aucun mot, l’on n’exploitera aucune mine, l’on sera toujours tremblant, incertain ; l’on demandera à trois ou quatre hommes s’ils veulent bien nous permettre de parler ou d’écrire de telle ou telle manière, et quand nous en aurons reçu la permission, ils voudront encore présider à la structure de nos phrases : l’homme serait enchaîné dans la plus glorieuse fonction qui constitue un être pensant. Loin de nous cette servitude : la hardiesse dans l’expression suppose la hardiesse de pensée.” [Néologie, p. xxiv-xxv]

Et, un peu plus loin, d’ajouter :

“La langue est à celui qui sait la faire obéir à ses idées. Laissez la langue entre les mains de nos feuillistes, folliculaires, souligneurs, elle deviendra nigaude comme eux. Donnez-vous la peine d’orienter la carte de la littérature, pour en désigner le midi et le septentrion, c’est-à-dire, les gens de lettres d’un côté, qui produisent des ouvrages, qui creusent les idées, qui vont en avant, et de l’autre, les jugeurs, impuissants à créer, et qui sont les dignes objets de la risée publique. Que reste-t-il de toute la scolastique de l’abbé Desfontaines jusqu’à celle de nos jours ? C’est du langage sorbonique littéraire, rien de plus.” [Néologie, p. xliii]

3.2.

Les esprits logiques tenteront d’expliquer rationnellement ce phénomène inconnu de régénération et d’affranchissement du lexique par le préalable nécessaire de la sensorialité : selon le vieil aphorisme renouvelé qui veut que Nihil est in intellectuRien ne soit dans la compréhension qui n’ait auparavant été dans les sens …. Les tenants du néo-classicisme, avec Marmontel et La Harpe, mais aussi le Chevalier de Jaucourt, dresseront alors contre cette subversion du sens les forteresses déjà obsolètes de leurs traités et de leurs éléments.

Sur le versant proprement linguistique du processus, Dumarsais et Beauzée, dans la filiation des logiciens et grammairiens de Port Royal, montrent la voie à un Condillac, promoteur de la langue des calculs, mais qui est aussi aussi l’auteur d’un Dictionnaire de Synonymes dont – ultérieurement – Lafaye réutilisera le cadre théorique et formel général. Entre eux, Rivarol réimpose in extremis le cliché de la clarté de la langue, d’une clarté qui n’est peut-être plus désormais que l’ombre d’elle-même, opacifiant ainsi un réel que la littérature a de plus en plus de mal à saisir :

 » Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c’est l’ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. […] Le Français par un privilège unique est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison […] et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte notre admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair n’est pas français ; ce qui n’est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. Pour apprendre les langues à inversions, il suffit de connaître les mots et leurs régimes ; pour apprendre la langue française, il faut encore retenir l’arrangement des mots. On dirait que c’est d’une géométrie tout élémentaire, de la simple ligne droite, que s’est formée la langue française ; et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui ont présidé aux langues grecque et latine.” [pp. 253-56]

Pour maintenir cette apparence d’essentielle raison gouvernant la langue, il ne faut rien moins alors que le poids du génie, mais d’un génie qui – précisément en cette époque – est en train de s’individuer à la suite du trauma de la Révolution de 1789 et de la constitution d’une notion du sujet littéraire moderne distincte de celle de l’auteur classique. C’est ainsi que le très orthodoxe critique du Journal des Débats, Dussault, fait jouer en discours les termes de forme, de figure et de génie dans un contexte qui associe esthétique littéraire et esthétique  » linguistique « , sans peut-être percevoir les conséquences plus tardives de son geste :

 » Tous les bons littérateurs conviennent que la forme de notre langue a été fixée et déterminée par les grands écrivains du siècle dernier ; il faut distinguer dans un idiome ce qui appartient au goût et à l’imagination de ce qui n’est pas de leur ressort ; rien n’empêche aujourd’hui d’inventer de nouveaux mots, lorsqu’ils sont devenus absolument nécessaires ; mais nous ne devons plus inventer de nouvelles figures, sous peine de dénaturer notre langue, et de blesser son génie  » [Dussault, Annales littéraires, t. I, Paris, 1828, “ A propos de Mme de Staël ”, 1800, p. 33]

Il y a là, indéniablement, une crise de la valeur. En effet, l’arrivée sur le devant de la scène littéraire de personnalités – pour ne pas dire d’individualités, terme alors fortement dépréciatif – telles que Chateaubriand, Senancour ou justement Mme de Staël, précipite un quadruple bouleversement des valeurs d’usage ayant son incidence dans le plan général du langage comme dans celui plus restreint de la nature et des formes de la langue littéraire :?- aux émois des grammairiens perdus entre la raison et la norme, correspondent?- les frissons d’effroi de lexicographes submergés par le renouvellement du vocabulaire, tandis que les philosophes du langage ne cessent d’éprouver d’ontologiques?- trémulations au spectacle de la raison subvertie par l’émotion, et que les nouveaux sujets du discours commencent à prendre conscience des?- vibrations déstabilisantes de leur sentiment épilinguistique.

3.3

Derrière une prononciation et des graphies portant la trace de leurs décalages historiques, les “ phrases boursouflées ” dénoncées par les critiques littéraires de l’époque exposent une syntaxe accumulative en contradiction avec les règles classiques de la méthode analytique qui prônent au contraire décomposition et sériation. Entre les derniers feux de la grammaire métaphysique diffractés par le courant de l’Idéologie [1800-1838] et les premières lueurs d’une linguistique historique du français [1860-1880], les analyses grammaticales tendent à faire place à des commentaires “ stylistiques ”, déléguant la compréhension des mécanismes et l’estimation de leur adéquation à un projet expressif et signifiant à la libre appréciation épilinguistique de chacun.

De même, “les alliances de mots barbares”, le “jargon métaphysique” jugé par les Aristarques comme “absolument inintelligible”, la prolifération des termes scientifiques ou techniques suffixés en -ie, les étymologies permettant “de ne pas nommer les choses comme tout le monde les nomme”, telles sont les marques les plus évidentes du passage du temps et de la subversion des anciennes valeurs de sens par des valorisations que dictent dans l’instant les effets de mode. Le lexique d’une langue atteste des modifications qui travaillent simultanément sa morphologie et sa sémantique ; à l’articulation de ces deux plans, de nouvelles formes de représentation s’inscrivent ainsi dans la conscience des locuteurs, et – peu à peu – émergent à la surface des discours. Un obscur professeur de style peut écrire :

« Notre vocabulaire a pris une extension immense dès le commencement de ce siècle, ou plutôt dès les commencemens de notre révolution. Le français s’est enrichi d’une multitude d’expressions qui font de la langue des Chateaubriand, des Casimir Delavigne, des Guizot, des Barante, une langue plus variée et bien plus abondante que la langue des Racine et des Boileau. Deux causes ont concouru à ce subit enrichissement : 1° l’établissement du régime parlementaire, si propre à nationaliser les termes autrefois relégués dans la tribune anglaise, et à populariser ceux de notre barreau ; 2° le triomphe de la prose poétique entre les mains de Bernardin de Saint-Pierre et de M. de Chateaubriand. Combien de mots autrefois ignorés ou délaissés dans les catégories de Linné, dans les glossaires des linguistes, dans les lexiques des sçavans, ont pris place dans la littérature, et même se sont introduits avec des lettres de naturalisation dans la conversation des gens du monde ? L’étude de la langue grecque, reprise avec ardeur dans ces derniers temps, n’a pas peu contribué à cet accroissement du dictionnaire ; tel mot heureux qui autrefois n’aurait pas fait fortune, recueilli aujourd’hui par des gens familiarisés avec les racines grecques et qui sentent toute l’étendue de ces expressions si pleines de signification, prospère et s’introduit dans le langage ordinaire. Il n’est pas de mince inventeur d’huiles et de pommades, qui ne puise dans le lexique une dénomination scientifique pour sa découverte. La politique a semé dans le français une quantité de mots que la publicité de la tribune a répandus et recommandés dans tous les rangs de l’ordre social ; chaque jour, il s’en crée de nouveaux ; chaque jour de nouvelles circonstances, de nouvelles idées font éclore des dénominations, des désignations accueillies avec empressement par le besoin public » [Raynaud, Manuel du Style en quarante leçons, 1828, p. 58-59]

L’extension du lexique constitue pour Raynaud un signe parmi d’autres de cette transformation des convenances langagières. Elle emporte en outre avec elle le défi esthétique que doivent relever les écrivains :

« Par cela même que les langues sont intimement liées au caractère des peuples auxquels elles appartiennent, il est encore évident que rien ne peut les sauver de l’instabilité naturelle des chose humaines ; elles varient nécessairement tant qu’elles sont usuelles ; elles s’assouplissent aux moeurs, aux goûts et au ton de chaque siècle. D’ailleurs, l’emploi même qu’on en fait les use ; le mot figuré le plus brillant devient familier, terne et trivial ; le terme propre devient commun et insignifiant ; le tour le plus animé devient froid ; l’épithète forte devient vague et parasite ; l’élégance perd sa fleuret le style tout son éclat. Le temps, en un mot, ôterait aux langues leurs couleurs, leur énergie et leurs agréments, si le génie des écrivains ne savait leur prêter de nouvelles grâces et rétablir l’équilibre des expressions usées par de nouvelles expressions sonores, nécessaires et significatives », Loc. Cit. p.118-119.

Derrière des morphologies rémanentes, les valorisations sémantiques ne cessent d’être travaillées par les forces souvent contradictoires des pressions de la société.

3.4

Les événements politiques et culturels marquant la transition du XVIIIe au XIXe siècle sont ainsi enregistrés et homologués en littérature par un lexique que travaillent les discussions des puristes classiques, contestant les déplacements du vocabulaire, et des progressistes, soutenant cette évolution comme nécessaire à la mise en discours des interdits de la langue de la période précédente. C’est bien ici la valeur qui est en question. Le terme de “révolution” est lui-même un bon exemple de ce phénomène : évocations contradictoires de Ferdinand Brunot à l’endroit de cet événement : stabilité de la langue, la langue dans la tourmente ; oblitération volontaire du phénomène à laquelle procède Alexis François ; ou réserves de Marcel Cohen affirmant qu’en cette période rien ne s’est passé qui bouleversât durablement les structures de la langue. La thèse de Max Frey en 1925 : Les transformations du vocabulaire à l’époque de la Révolution [Paris, P.U.F., 1925], entérine ce malaise généralisé qui se traduit par une incapacité absolue des éléments critiques du lexique à garder quelque permanence dénotative que ce soit.

Gunnar von Proschwitz a eu l’occasion plus récemment de rappeler ce fait [4] . Rappelons seulement la liste publiée en 1829 – quelques mois seulement avant la reproduction d’un événement de même type ! – par le Journal Grammatical, qui réactualise une série de termes lexicaux ayant suscité troubles, débats, condamnations ou enthousiasmes d’un dangereux pragmatisme, mais qui sont tous alors définitivement entrés dans l’usage de la littérature : Activer, Administratif, Annuaire, Arbitraire, Arrestation, Assermenté, Avoué, Bureaucratie, Classement, Classification, Démoraliser, Déporter, Désorganiser, Directoire, Dissidence, Domiciliaire, Employé, Exécutif, Fédéraliser, Fonctionnaire, Incivique, Inconstitutionnalité, Inconstitutionnel, Insermenté, Inviolabilité, Liberticide, Modérantisme, Nationaliser, Neutralisation, Neutraliser, Permanence, Pétitionnaire, Philosophisme, Préciser, Propagande, Propagandiste, Régulariser, Révolutionnaire, Soumissionnaire, Terreur, Terrorisme, Tyrannicide, Urgence, Utiliser, Vandalisme, Veto, Vocifération... Tous ces termes ont vécu des mises en forme discursives diverses ; mais tous témoignent par certains de leurs traits de l’activité représentationnelle de l’époque et trahissent les frissons de sensibilités et d’intelligences souvent heurtées par la violence des actes succédant aux mots.

3.5

Les “images burlesques”, l’“abus continuel de l’antithèse et de l’hyperbole”, le recours à une “vieille éloquence”, l’emploi du “langage des Précieuses de Molière” et de la “langue surannée de Fénelon, de Bossuet, de Racine et de Buffon”, le refus des “expressions triviales”, telles sont par ailleurs les marques les plus superficielles de l’expression susceptibles d’éveiller sympathie ou exaspération en l’homme de paroles et de discours. Point n’est alors besoin d’être grammairien, homme de lettres ou pédagogue pour être légitimé à s’exprimer à ce sujet. Un sentiment général de la langue s’installe à l’arrière-plan des usages effectifs, et chacun devient plus ou moins apte à juger des effets créés par les discours perçus ou émis. Louis-Sébastien Mercier notait d’ailleurs dans le Tableau de Paris :

“ Avec quelle légèreté on ballotte à Paris les opinions humaines ! Dans un souper, que d’arrêts rendus ! On a prononcé hardiment sur les premières vérités de la métaphysique, de la morale, de la littérature et de la politique : l’on a dit du même homme, à la même table, à droite qu’il est un aigle, à gauche qu’il est un oison. L’on a débité du même principe, d’un côté qu’il était incontestable, de l’autre qu’il était absurde. Les extrêmes se rencontrent, et les mots n’ont plus la même signification dans deux bouches différentes ” [Tableau de Paris, tome I, 8 : “De la Conversation”, éd. M. Delon, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1990, p. 38.]

Madame de Krüdener, épistolière parmi bien d’autres de la période révolutionnaire, fait constamment allusion à la “langue séductrice des passions”, à un “langage passionné”, et se reproche de ne pouvoir trouver les mots et les expressions susceptibles d’exprimer son être profond, comme si les formes de la langue lui dérobaient l’accès à cette essence [5] :

“ Ah ! si seulement je pouvais vous dépeindre ce qui est dans mon cœur, avec les couleurs qui s’y trouvent et que je ne puis confier à mes paroles ! Je me représente moi-même comme étant une riche mine d’or qui connaît pourtant sa VALEUR mais qui d’elle-même ne sait se révéler. Je porte en effet un trésor et j’en vis mais seul l’œil du philosophe qui sait percevoir les beautés des larmes du sentiment, seul ce regard-là peut me deviner et pourrait cueillir mes pensées dans le berceau de mon moi ! ”…

Avec ce témoignage, nous sommes encore dans les couches les plus instruites de la société, mais les vibrations épilinguistiques s’insinuent aussi au cœur des couches plus modestes, ne serait-ce que par le biais des cacographies et autres discours normatifs de l’usage qui assoient leur autorité sur les produits affectifs dérivés de la faute.

Boinvilliers, donne comme exemples de ces dévoiements : “ La sciance est le plu beau thrésor… La vertue, ci aimable, doit accompagné la sciance ”, et ne cesse de répéter qu’“ il est honteux ” de ne pas étudier l’orthographe et “ déshonorant ” de “ choquer les oreilles autant que les yeux ” [6] Sous le fallacieux prétexte de corriger, il inscrit par là un peu plus profondément dans l’intuition de chaque locuteur le malaise d’être au-dehors de la norme d’usage. Les innombrables discussions qui se font jour alors pour procéder à la sériation des usages de la langue, et pour accorder une marque désignative spécifique à ces emplois – lointains ancêtres de nos niveaux de langue modernes – confirment cette intense activité épilinguistique. On se défie alors d’une langue orale qui ne cesse de se développer et de prétendre à reconnaissance alors que seule la langue écrite n’est officiellement entendue et acceptée comme critère de socialité, ou plus exactement de bonne sociabilité… Mais, précisément, la littérature du XIXe siècle aura à cœur de repêcher ces fragments de discours populaires, argotique et hermétiques pour les insérer dans des ouvrages d’ambition littéraire.

3.6

Figurément, proverbialement, familièrement, bassement, populairement, vulgairement, sont là des termes non encore métalinguistiquement justifiés, mais qui commencent déjà à hanter la doxa développée sur le langage par les instances socialement prééminentes, et qui étalonnent la valeur de ces jugements. Les attributs de ces marques sont si spontanément reçus et si notionnellement diffus qu’ils paraissent être inscrits de droit dans la nature du langage. Qu’en est-il alors de la valeur ?

C’est dans ce cadre de contraintes latentes et d’impératifs socio-éthiques, sur fond d’idéologie controversée mais prégnante, que la constitution d’une grammaire prescriptive active la prise de conscience des mécanismes formels de la langue et de leurs produits esthétiques. On réédite encore Dumarsais en 1800… De cette saillance s’ensuit un développement inconnu jusqu’alors de théories et de commentaires, parfois contradictoires, mais toujours indicatifs du besoin de comprendre et d’expliquer pour mieux appliquer la règle. La superposition instantanée de ces discours sur la langue produit rapidement un effet de tremblé grâce auquel s’estompent peu à peu les contours trop raides de la métaphysique logique et de l’Idéologie, et à la faveur duquel se légitime la prise en considération des effets du style.

Entre prose et poésie, est désormais venu le temps des proses poétiques à la Chateaubriand, puis celui des poëmes en prose, à la façon d’Aloysius Bertrand ou Lautréamont. Ainsi la littérature s’insinue-t-elle plus intimement dans le corps de la langue et interfère-t-elle de plus en plus étroitement avec les habitudes sociales immédiates. Et Girault-Duvivier, en 1811, dans la préface de sa célèbre Grammaire des Grammaires, ira jusqu’à revendiquer l’importance didactique de cet attelage idéologique :

« Bien convaincu que la religion et la morale sont les bases les plus essentielles de l’éducation ; que les règles les plus abstraites sont mieux entendues lorsqu’elles sont développées par des exemples ; et qu’à leur tour les exemples se gravent mieux dans la mémoire lorsqu’ils présentent une pensée saillante, un trait d’esprit ou de sentiment, un axiome de morale, ou une sentence de religion, je me suis attaché à choisir de préférence ceux qui offrent cet avantage. J’ai en outre multiplié ces exemples autant que je l’ai pu, et je les ai puisés dans les auteurs les plus purs, les plus corrects ; de sorte que, si dans certains cas, nos maîtres en grammaire sont partagés d’opinion, si certaines difficultés se trouvent résolues par quelques-uns d’eux d’une façon différente, et qu’on soit embarrassé sur le choix que l’on doit faire, sur l’avis que l’on doit suivre, on éprouvera du moins une satisfaction, c’est qu’on aura pour se déterminer l’autorité d’un grand nom ; car, comme l’a dit un auteur, Il n’y a de Grammairiens par excellence que les grands écrivains. » [p. VI].

Doit-on pour autant inférer de cette considération que le style dérive simplement d’un judicieux et très habile usage des formes de contraintes linguistiques, et que ses valeurs résultent d’un amalgame idéologico-grammatical ?

4 SCIENCE ET SOCIALITE DE LA LANGUE LITTERAIRE

En cette transition du XVIIIe au XXe siècle, le XIXe siècle voit la théorie de l’expression, au même titre que ses pratiques effectives en discours, vaciller sous les effets d’innombrables bouleversements socio-culturels. La Grammaire Nationale des frères Bescherelle, en 1834, se donnera comme étant celle de “de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand, de Casimir Delavigne, et de tous les écrivains les plus distingués de la France […].” et comme constituant un “Ouvrage éminemment classique, qui […] doit être considéré comme un Cours pratique de littérature française, et une introduction à toutes les branches des connaissances humaines”…Tout commentaire affaiblirait !

4.1

Les grammairiens, lexicographes, rhétoriciens, poéticiens, et amateurs de style, découvrent ainsi la force sociale de leur juridiction. A l’extérieur de la langue littéraire, langue modèle sur laquelle s’édifie le français de référence, les usagers ordinaires de cette langue tenteront de s’affranchir de la tutelle des règles intériorisées. Rebutés par l’introspection inhibante qui déploie au-dessus de chacun le spectre de la faute, ils chercheront à construire dans leurs usages une langue plus souple, affranchie et découvrant empiriquement les conditions de sa vitalité et de son développement dans les pratiques spontanées les plus diverses de l’oral. A charge paradoxale pour la littérature de rattraper ces dévoiements populaires et dialectaux que Balzac, Sand, Barbey d’Aurevilly, Hugo, Sue, ou Murger, Richepin, Rictus et d’autres surent si bien illustrer. Il ne suffit pas, comme le veut Hugo, de “ mettre le bonnet rouge au dictionnaire ” si dans le même temps on déclare “ paix à la syntaxe ”. Littré notant pour sa part la mouillure de prononciation des deux ll dans fille, aiguille ou abeille produit un témoignage dépassé et induit une norme obsolète par rapport à laquelle l’usage réel ne peut être que déviance et faute.

Il y a un tout du langage : la langue de la littérature découvre au XIXe siècle qu’elle peut fixer certaines de ces crispations du standard de l’expression. Si la langue française évolue alors, c’est donc bien autant dans ses formes intrinsèques que dans ses manifestations discursives. Les premières laissent apparaître les transformations rapides de la morphologie et du lexique sur un fond syntaxique plus stable ; les secondes donnent à voir une diversité de lieux et de tons, de tours et d’allures, ; à percevoir des effets de styles et de manières, de niveaux de langue jusqu’alors interdits de séjour dans les paradigmes académiques, soucieux de réguler les pratiques, et qui répartissaient la matière du langage en strictes séries fermées, particulièrement propices au traitement répétitif des lieux communs d’une pensée fixée antérieurement à son énonciation.

En ce sens, on peut caractériser cette époque comme la période de l’histoire favorisant la conversion d’un prêt à parler individuel, qui est du déjà pensé collectif à la manière de Buffon, en un prêt à penser collectif, qui n’est au fond que du déjà dit ou écrit… par certains. Dès lors, la langue ne saurait plus être considérée comme système abstrait et général, d’essence syntactico-logique ; elle devient un réseau de relations et de significations à explorer, prémonition involontaire de ce que nous nommons aujourd’hui un hypertexte.

Fragilité réticulaire des impressions fugaces et des fugitives sensations qu’un Verlaine tente de fixer en juxtaposant les registres d’expression ; ou puissance contestataire des images rimbaldiennes, toutes ces formes renvoient à une conception de la langue dans laquelle la référence est de plus en plus nettement sentie comme médiatisée par le signe qui la porte. Mallarmé propose à cet égard de mettre en place un véritable programme philologique – conjointement hérité de Renan et de Henri Weil – dont l’ambition est de subvertir les valeurs quotidiennes de la communication au nom de la pureté. La déstructuration syntaxique des énoncés, la mise à l’écart des logiques énonciatives banales, la dissolution du sujet cartésien concourent à cette involution du langage sur lui-même.

A l’opposé de ces conceptions parisiennes et intellectuelles de la langue littéraire, la naissance de la philologie romane et les amorces successives de constitution d’une science des dialectes – la chaire de Dialectologie est créée à l’E.P.H.E. en 1888, occupée par le Suisse Gilliéron – suscitent un renouveau d’intérêt pour les littératures ne relevant pas immédiatement du domaine restreint que constitue le français standard. Aussi bien du côté de la Bretagne [Hersart de la Villemarqué et le Barzaz Breiz] que du côté de la Provence [Mistral et le Félibrige, Alphonse Daudet, etc.] se font jour des tentatives de littérature s’émancipant – au moins par le lexique et quelques formes phraséologiques – des règles et du canevas du français académique. C’est également en 1889, que l’écrivain Marcel Schwob, doté d’une formation philologique et ami de Georges Guyesse, publie ses études sur l’argot ancien et notamment la langue de François Villon. Ainsi, la langue littéraire, comme Mélisande se penchant au-dessus de la fontaine de Pelléas, ne cesse-t-elle de se réfléchir, en tous les sens du terme, et de s’observer dans toutes la diversité et l’instabilité de ses reflets. La notion même de valeur en éprouve un térébrant vertige.

4.2

Le XXe siècle, dans sa majeure partie, ne fera guère que développer ces tendances. Il est d’ailleurs frappant de noter que tous les grands écrivains de la première moitié de ce siècle – de Proust à Valéry, en passant par Gide, Paulhan, Claudel, Saint John Perse, Martin du Gard, et bien d’autres encore – ont été formés en quelque sorte à l’école de ce XIXe siècle, si hâtivement et insolemment qualifié de “ stupide ” par ses derniers rejetons.

En un sens, lorsque Valéry célèbre les vertus du Verbe : “ Honneur des hommes, Saint LANGAGE / Discours prophétique et paré… ”, il ne fait que reprendre l’insistance de Schuchardt sur le caractère spirituel de la langue et l’importance du facteur individuel, de la création libre, pour la mêler aux considérations physio-psychologiques de Broca, selon lesquelles la langue dépend d’une certaine intégrité du corps de l’homme. De là cette mythification du langage poétique qui propose aux contemporains une version revue et corrigée de la mystification mallarméenne et de la valeur absolue que représente le crystal du verbe poétique.

L’écriture de la poésie se tend ainsi entre des contraires presque absolus. A travers Valéry, dans la filiation de Mallarmé, ou Saint-John Perse, dans la filiation de Leconte de Lisle et José Maria de Heredia [exotisme graphique], le discours poétique poursuit inlassablement sa quête du haut langage : syntaxe complexe, lexique puissamment diversifié, rythmes amples en constituent les ingrédients majeurs.

À l’inverse, à travers Supervielle, Reverdy, Eluard, Desnos, Aragon, Prévert, Queneau, la poésie se naturalise et jouit du contact plus aisé qu’elle offre à ses lecteurs : lexique du quotidien, rythmes plus restreints, simplification de la syntaxe et des formes de composition facilitent l’accès à la littérature de nouveaux lecteurs.

La génération ultérieure des Patrice La Tour du Pin, André du Bouchet, Philippe Jaccottet, Jacques Réda, Jacques Dupin cherchera, elle aussi, dans une certaine concision du langage le secret de la cristallisation des aphorismes.

4.3

Dans l’ordre de la prose, l’épreuve de la première guerre mondiale concentre l’intérêt sur le roman, les essais et les récits de guerre ; toutes formes qui favorisent l’irruption dans la langue littéraire de fragments de discours philosophiques, techniques, et de nombreux effets de “parlures” [Damourette et Pichon] populaires, régionales et argotiques. C’est d’ailleurs dans l’immédiat après-guerre que H. Bauche [Le Langage populaire, 1920] et H. Frei [La Grammaire des fautes, 1929] donnent leurs descriptions linguistiques de ces formes d’expression si socialement et géographiquement typées qu’on pourrait parfois les confondre avec des recherches de style. Ce dernier écrit d’ailleurs :

« […] le procédé essentiel par lequel le besoin d’expressivité en arrive à ses fins est le jeu avec la norme sémantique ou formelle exigée par la logique ou la grammaire. En même temps, la grande tendance de l’expressivité est de retourner, inconsciemment et à des degrés infiniment divers, aux procédés primitifs du langage ; elle remplace les signes arbitraires par des symboles plus ou moins motivés, présentant un rudiment de lien naturel entre le signe et la signification. Dans l’ensemble le besoin d’expressivité travaille donc contre la mobilité du signe par rapport à la signification, et partant contre le besoin d’interchangeabilité » [Loc. cit., éd. 1929, p. 290]

Lorsqu’avec le Surréalisme, l’écriture littéraire s’oriente vers l’exploration des abysses de l’esprit humain, la prose poétique de Breton invite à l’expérience du dépaysement énonciatif dans une langue fermement articulée, suprêmement régie par des lois d’équilibre interne et d’harmonie, laquelle expose au XXe siècle le résultat d’une longue tradition et d’une lente évolution. Si l’on songe, d’une part, que l’Essai de Grammaire de la Langue française de Damourette et Pichon a été conçu entre 1911 et 1917, et qu’il a vu sa réalisation et sa publication s’effectuer entre 1930 et 1936, en plein milieu de ces bouleversements historiques, culturels et esthétiques de la France du XXe siècle qui transformèrent tellement l’univers de la littérature française ; et si l’on se rappelle, d’autre part, l’importance accordée par ces auteurs aux faits de l’oral, quelque sévères qu’aient été ensuite les critiques portées sur leurs conceptions, l’observation de cet ouvrage n’est pas sans enseignement.

On peut effectivement y voir une des manifestations de ce sentiment épilinguistique qui pousse à prendre en compte des faits jusqu’alors négligés, et, simultanément, comme l’expression de la difficulté technique qui résulte de l’absence d’une méthodologie consistante d’approche de ces phénomènes. Une lacune épistémologique, en quelque sorte, dont les oeuvres littéraires portent la trace lorsqu’elles s’essaient pour leur part à noter des phénomènes oraux sans s’apercevoir qu’il leur faudrait pour cela une théorie de l’oralité et des modes rigoureux de transcription de cette oralisation de la parole.

En l’absence de ces impedimenta, toute transcription littéraire de phénomènes oraux reste comme l’écho lointain et stylisé d’une parole, et le reflet déformant d’une langue écrite qui se refuse à perdre sa pureté, sa logique, et sa clarté analytique dans les complexités du discours effectif. L’orature signalée naguère par Claude Hagège marque cette impossible conjugaison des qualités encore classiques de la langue littéraire et du besoin de s’adapter aux conditions historiques réelles d’utilisation de la langue française. On prendra cette défaillance de l’écriture soit comme l’expression du refus d’épouser le présent du langage, soit comme la marque d’un divorce définitif de la littérature officielle, majoritairement enfermée dans ses modèles d’un autre temps, et de la langue française vivante, désormais affranchie au foyer, à l’atelier, et dans la rue, du carcan des normes scolaires.

Les marginaux du Surréalisme eux-mêmes, Leiris et d’autres, sans nécessairement se réinscrire dans cette tradition d’une écriture classique, renouent pour leur part avec le ludisme linguistique si délibéré des Grands rhétoriqueurs de la fin du XVe siècle. Mais avec un sens de l’angoisse métaphysique, une acuité de la perception de la solitude ontologique du sujet qui leur sont tout particuliers.

De même, extérieurs à cette mouvance, les ambitieuses machines romanesques de Mauriac, Malraux, ou les essais et romans de Camus ou de Sartre recourent-ils à une langue écrite que caractérise le conformisme langagier, même si les produits d’énonciations socialement distinctes, les formes dialogiques et discursives [discours rapporté, style indirect libre], certains éléments du lexique, de la phonétique et de la syntaxe, présentent çà et là des particularités qui eussent été prohibées en d’autres temps par la norme grammaticale et le goût : les langues littéraires de Céline et de Genet, à cet égard, sont exemplaires. Désireuses de s’adapter aux formes nouvelles de l’expression, mais, simultanément, toujours rigoureuses, et – si l’on osait – d’un purisme tout classique. On citerait, plus près de nous encore, le cas de Renaud Camus.

4.4

Expansion du lexique fasciné par l’univers de la psychanalyse, mais également soumis aux effets politiques et culturels de la lutte des classes, adaptation de la syntaxe aux effet de rythme d’une pensée qui désormais ne saurait être achevée antérieurement à son énonciation, souci de reproduire le moins indirectement possible les effets de l’oral : la langue littéraire française de la seconde moitié du siècle s’engage délibérément dans une voie de réflexion théorique et d’applications pratiques qui vont totalement transformer le paysage linguistique de l’écriture. Une personnalité telle que Jean Paulhan, rédacteur en chef de la Nouvelle Revue Française, en 1925, par son intérêt pour la langue et le langage concourt puissamment au développement de cette tendance. Purificateur du langage dans une époque de crise intellectuelle et de confusion verbale, Paulhan, aventurier en terre madécasse, devenu Professeur à l’École des Langues Orientales, accorde un intérêt tout particulier à la grammaire et à la rhétorique, dont il fait les moteurs essentiels de la création littéraire. Les Fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les Lettres, publié en 1941, marque historiquement l’importance de cette réflexion qui tend à faire de la langue littéraire un palimpseste indéfiniment régénéré :

“Nous avons poussé à bout la Terreur, et découvert la Rhétorique. Une rhétorique différente certes de ce que l’on entend d’ordinaire par ce mot. […] L’on peut avoir, de loin, l’impression qu’elle va guider de ses règles la main de l’écrivain – qu’elle le retient, en tout cas, de s’abandonner aux tempêtes de son cœur. Mais le fait est qu’elle lui permet au contraire de s’y donner sans réserves, libre de tout l’appareil de langage qu’il risquait de confondre avec elles” [p. 145]

4.5

En un secteur voisin, il faut admettre également l’importance de Raymond Queneau et de sa campagne polémique pour faire entrer définitivement dans l’écriture littéraire les formes linguistiques de l’oral, même si, en dernière analyse, cet oral se révèle fortement stylisé au regard des ses conditions réelles de constitution et de réalisation. Admirateur de Céline, mais aussi de Rictus, Henri Monnier et des illustrés pour la jeunesse des années 1930 tels que L’Épatant ou Les Pieds Nickelés, influencé par Vendryès et invité par Gérald Antoine en Sorbonne, Queneau dénonce l’écart trop important séparant la langue littéraire officielle du XXe siècle et la démotique vernaculaire. Pour le réduire, il propose d’accorder à la graphie un rôle affranchi de toute convention historique [l’orthographe] qui lui permette de mieux cerner l’oral :

“ Sans une notation correcte du français parlé, il sera impossible (il sera himpossible) au poète de prendre conscience de rythmes authentique, de sonorités exactes, de la véritable musicalité du langage. Car c’est de là que sourd la poésie. [Il ne s’agit pas] … de corriger l’orthographe de l’ancien français (celui que j’écris en ce moment), mais de choisir quelle orthographe donner au nouveau français. La plus phonétique semblerait s’imposer ; on pourrait employer l’alphabet : a, â, b, d, e, é, è, ê, f, g (toujours dur), i, j, k, l, m, n, o, ô, p, q, r, s (toujours ç, ss), t, u, v, y, z, ch, gn, ou, an, in, on, en observant cette règle que toute lettre se prononce, et sans jamais changer de valeur, quelle que soit sa position. Mézalor, mézalor, késkon nobtyin ! Sa d’vyin incrouayab, pazordinèr, ranvèrsan, sa vouzaalor indsé drôldaspé dontonrvyin pa. On lrekonê pudutou, lfransé, amésa pudutou, sa vou pran toudinkou unalur ninvèrsanbarbasé stupéfiant. Avrédir, sêmêm maran. Jérlu toudsuit lé kat lign sidsu, jépapu manpéché demmaré. Mézifobyindir, sé un pur kestion dabitud. On népa zabitué, sétou. Unfoua kon sra zabitué, saïra tousel. ” [Bâtons, chiffres et lettres, p. 22]

Que ce soit dans les romans [Loin de Rueil, Les Fleurs bleues, Le Chiendent, Zazie dans le métro], dans les poèmes [Le Chien à la mandoline] ou les recueils d’essais [Bâtons, Chiffres et Lettres], voire dans Exercices de style et Cent mille milliards de poëmes, cette volonté d’actualiser l’instrument linguistique de la littérature et de le conformer aux conditions réelles d’utilisation de la langue ordinaire demeure une constante du travail de Queneau, qui affirme par là son ambition de “donner forme à ce qui ne saurait se couler dans le moule cabossé d’une grammaire défraîchie” [Bâtons, chiffres et lettres, p. 63]. Elle a aussi l’intérêt d’avoir attiré l’attention sur les aspects formels de la création littéraire que médiatise l’usage du langage, et, par conséquent, d’avoir suscité par la langue une nouvelle théorie du littéraire que résume assez bien l’entreprise de l’Ouvroir de Littérature Potentielle : OULIPO, dans lequel s’illustrera particulièrement George Perec. Par les recherches effectuées sur la langue littéraire, ce sont là des soutiens de l’inspiration ou des aides à la créativité qui sont proposés.

4.6

En opposition tranchée avec les recherches plus ésotériques et autotéliques du nouveau roman et de la textique menées par Jean Ricardou, Jean-Pierre Faye, Alain Robbe-Grillet, Philippe Sollers, les membres – mathématiciens, philosophes ou autres – de l’Ouvroir cherchent à substituer à l’insaisissable inspiration, des procédures méthodiques de production littéraire fondées sur des opérations logiques ou mathématiques récursives. Des algorithmes d’engendrement sont alors susceptibles d’être dégagés qui permettent de réaliser à l’aide de la matière du langage les structures du texte. Queneau plaide en faveur du structurélisme et non du structuralisme du texte littéraire. Et la langue littéraire reçoit de cette distinction un surplus de rigueur classique dans son utilisation qui permet de dire que – derrière les audaces affichées du “ Mé doukipudonktan ” initial de Zazie dans le métro – Queneau poursuit là l’effort que Molière et Hugo [le célèbre “ keksékça ” des Misérables] avaient commencé à réaliser. Là encore se pose la question d’une valeur ontologique, éternelle et absolue. Toute écriture s’accompagne de sa propre maïeutique, car l’interrogation sur le sens passe nécessairement par le dévoilement progressif des mystères de sa constitution.

Au regard de cette volonté de modélisation de la langue littéraire, l’entreprise adverse des producteurs de ces machines à enliser le récit et à désorienter les visions, que Nathalie Sarraute avait inaugurée en 1939 avec Tropismes, paraît beaucoup plus soucieuse de formalisme arbitraire que d’une réelle volonté de dégager de nouvelles conditions d’utilisation de la langue littéraire. Entrée alors dans l’ère du soupçon, confortée d’ailleurs en cela par les nouvelles méthodes de la critique néo-saussurienne structurale ou marxiste se réclamant de principes d’immanence, la littérature se détache des illusions représentatives, ce qui ne peut manquer de définir un nouvel état du signe dans son rapport au réel. Mais le nouveau roman est alors victime de l’amnésie qui lui fait oublier que cette ère n’a pas commencé seulement au détour du premier tiers du XXe siècle ; et qu’elle s’est ouverte en réalité avec le grand vacillement traumatique et culturel des valeurs politiques, idéologiques et sémiologiques qui coïncide avec l’événement révolutionnaire de 1789.

Cette expérience du langage en action marque en effet les débuts d’un nouveau rapport de l’homme au langage fondé sur un sentiment profond de malaise langagier et marqué par l’expérience constante de l’insécurité linguistique. Lorsque les nouveaux romanciers découvrent ou feignent de découvrir l’opacification des choses que construit le langage, ils ne font que renouer avec ce sentiment dysphorique et le pousser, par la langue littéraire, jusqu’en ses plus audacieuses et ultimes conséquences. Jouant de ce matériau exclusif que sont les mots et les formes syntaxiques d’une langue, ces créateurs proposent la conversion de la langue littéraire productrice d’un sens partagé en une écriture dont le sens et la valeur esthétique restent à s’approprier. L’éviction de la ponctuation [Claude Simon], l’établissement d’une temporalité ininterrompue [Michel Butor], le recours à des accroissements homophoniques [Robert Pinget], toutes ces procédures invitent à percevoir et découvrir dans la trame du texte l’affleurement de connotations jusqu’alors retenues dans les chaînes de la pudeur ou des idéologies de l’esthétiquement correct. Toutefois, derrière ces transformations du matériau superficiel, demeure l’évidente préoccupation de distinguer la langue dans son emploi littéraire des conditions d’utilisation de la vernaculaire quotidienne.

4.7

On aurait mauvaise conscience à terminer ce rapide survol des transformations de la langue française littéraire à l’époque contemporaine sans évoquer les témoignages issus du français populaire non conventionnel que l’oeuvre de Frédéric Dard, dans la série des San Antonio, ou les chansons de Renaud, voire les tentatives de rapeurs iconoclastes les plus contemporains, illustrent avec tant de vigueur. Adolescents des banlieues, beurs soumis aux risques de leur condition créole et soucieux de se créer un langage spécifique, ouvriers, ruraux, marginaux et autres flics ou indics sont là caractérisés à l’aide de sociolectes fortement distingués qu’estampillent des faits phonétiques, graphiques, syntaxiques et lexicaux savoureusement repérés ou imités.

Apocopes [occase, bénef, impec], aphérèses [binet, ricain, crobatie], néologismes [tac-au-tac-je, désomeletter, prosibus] se mêlent aux désorganisations ou aux télescopages morphosyntaxiques, s’entremêlent et se démultiplient alors à l’envi. La création verbale originale prend dès lors le pas sur l’utilisation d’un modèle linguistique officiel de la langue littéraire qui, en dépit de toutes les évolutions et révolutions superficielles, reste à travers les âges fondamentalement le même en pariant avant tout sur la possibilité de l’échange, de la communication et sur l’efficacité de l’interactivité du langage verbal. Car comme le dit en guise de boutade San Antonio lui-même : “L’avenir du langage, c’est moi. Je suis le Jules Verne du vocabulaire” [En long, en large et en travers, p. 44]. Et ce n’est malheureusement ni dans la succession récente des lauréats des grands prix littéraires annuellement décernés à la fin de l’automne, ni dans la lecture de leurs œuvres qu’il faut chercher un renouvellement tangible de cette langue littéraire française.

Le Prix Goncourt 2006, décerné aux Bienveillantes de Jonathan Littel semble être, à cet égard, un parfait exemple de la crise que traverse aujourd’hui la valeur de la langue littéraire et, partant, celle de l’oeuvre. Au sujet de ce roman-fleuve, se sont échangées – souvent avec virulence – critiques positives et critiques négatives, s’affrontant sur des points qui relèvent généralement des implicites d’une idéologie assumant le fait que toute littérature doit aujourd’hui faire l’objet d’une consommation agréant à un lectorat le plus vaste possible. L’article que Wikipedia consacre à ce livre sur le net est particulièrement éclairant à cet endroit :

C’est tout d’abord le contenu immédiat qui est salué par la critique : roman historique, roman de l’histoire, l’auteur – étranger de surcroît – a su faire preuve d’une minutie et d’une ampleur simultanées jugées confondantes :

On a beaucoup souligné la qualité de la documentation du roman. La description de la guerre et notamment des massacres de Juifs est très crue : aucun détail n’est épargné au lecteur. Le narrateur pose un regard froid, clinique sur les massacres. Pour Pierre Assouline dans son blog, ce regard est froid « mais sans la sécheresse d’un rapport », sans doute pour « bannir toute dimension poétique », laquelle ne serait pas appropriée au sujet.

Le critique de l’hebdomadaire allemand Die Zeit,11 Michael Mönninger, trouve que dans les scènes de violence où les crânes éclatent et les fragments osseux volent, Littell enfreint avec volupté l’interdiction pour l’historiographie de représenter les plus grandes horreurs de façon distanciée. Ce faisant, il développe une esthétisation de l’horreur, une poétique de la cruauté qui, contrairement aux louanges faites par les critiques français, a plus à voir avec le genre du film d’horreur qu’avec la crudité stendhalienne.

Il en résulte l’impression d’une esthétique baroque bien au-delà de l’historicité de la notion.

En fait, il s’agit d’un roman composite mêlant les genres et les discours : on passe des considérations intellectuelles aux considérations les plus terre-à-terre où sang et excréments abondent. Comme l’indique Jérôme Garcin, « l’auteur a mis dans son récit beaucoup de choses qu’il connaît : de la philosophie, de l’histoire, de l’économie politique, de la sémiologie, du pamphlet, du polar ; de la poésie aussi, quand le soldat exténué contemple le paysage ukrainien étrangement calme, au soir d’une bataille. Son gai savoir sollicite la santé du lecteur. »

La subjectivité du narrateur se révèle dans ses rapports avec ses proches, sa mère et sa sœur notamment. Quant à la sexualité du narrateur, elle est également évoquée de manière très crue.

Certaines parties se révèlent oniriques, par exemple la fin du chapitre « Courante », qui correspond au coma d’Aue, blessé à Stalingrad. Il en va de même pour le chapitre « Air » où le narrateur fait part de ses obsessions.

La difficulté est alors de démêler le détail réaliste de la pointe fantaisiste :

Quelques éléments relèvent du grotesque : ainsi les commissaires Weser et Clemens, constamment à ses trousses, font preuve d’une quasi ubiquité, rencontrant et traquant Aue même dans les moments les plus absurdes. Autre détail burlesque : à la fin du roman, Aue pince le nez du Führer dans le bunker.

Ce qui pose nécessairement la question du style de l’œuvre :

Le roman est également critiqué en raison de son style. Le critique des Inrockuptibles, Sylvain Bourmeau juge l’esthétique du roman peu moderne ; Il se demande comment on peut écrire en 2006 de la même façon qu’au XIXème siècle comme si Proust, Joyce, Hammett, Faulkner et Robbe-Grillet n’avaient jamais existé. Selon lui, Littell écrit un roman sur la Shoah comme si celle-ci avait eu lieu il y a un siècle. Le critique de Politis partage cet avis et juge la langue d’un « académisme achevé comme si l’indicible d’un réel qui excède les limites de la raison pouvait trouver une forme dans un langage policé. Il regrette que la voix de Max Aue n’ait pas été « contaminée par la déflagration du sens que porte son terrible récit ». Selon lui, Littell « s’en est tenu à la surface des choses » et « ne pénètre pas dans le tissu de l’horreur ».

Le Canard enchainé déplore « la faiblesse stylistique qui compromet souvent le plaisir de lire : les barbarismes succèdent aux facilités d’un goût douteux. Le critique cite un passage de l’œuvre (p 14) : « Très souvent dans la journée, ma tête se met à rugir comme un four crématoire ». Dans un autre article, il met en lumière l’utilisation de nombreux anglicismes.?Pour Edouard Husson du quotidien Le Figaro, le passage où Hitler est habillé en rabbin (p 434) est une insulte à la mémoire des victimes.

L’accumulation de termes techniques et de références historiques peut aussi poser problème. Selon lecritiquedePolitis , la concentration de « Scharführer », « Obersturmführer » et « Standartführer » participe d’un même devoir de compilation que l’information systématique donnée sur le sort de tel personnage connu, comme si Jonathan Littell n’avait pu épargner à son lecteur la moindre de ses fiches. On retrouve la même référence à des fiches bristol chez Edouard Husson : « il y a l’autre face, celle de l’élève besogneux. Comme historien du nazisme, je relève page après page des fiches de lecture plus ou moins visiblement accrochées les unes aux autres. »

Ce dernier critique compare le narrateur à un khagneux qui ferait preuve d’un côté m’as-tu-vu et d’un goût pour les digressions philosophiques « au risque de lasser le lecteur quand il doit subir à longueur de page des dialogues sur le moi, le monde et l’absence de Dieu ».

Autre problème stylistique évoqué par Schöttler : les erreurs de langue. La plupart des termes germaniques présents dans le roman sont, selon lui, tordus ou fautifs. http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Bienveillantes

On voit bien dans ces lignes tout ce qui – dans un tel roman – fait problème : la volonté de tout présenter, d’inclure dans l’écriture les différents aspects d’une enquête historique, d’une analyse psychologique, d’un traité philosophique de la solitude ontologique de l’être humain, fait éclater la cohérence interne qui permet seule de définir la valeur dans la variabilité de ses conditions de réception. Ou, si l’on préfère, dans son historicité.

Le même défaut d’exhaustivité non critique surgit lorsqu’un dictionnaire – pour suivre l’évolution des tendances de discours – se met à confondre les deux plans de la langue et de la parole : comment ne pas s’interroger sur les motivations plus ou moins avouables de la démarche intégrative à l’occasion de la très récente et nouvelle édition du Grand Robert de la langue française, qui admet des formes telles que :

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Ne manque aujourd’hui dans cette liste que certaine « bravitude » inédite et inouïe, que pourraient justifier comme valeur des locuteurs acceptant qu' »au fond le plus important, c’est le style, j’en suis persuadé » pour « sauver la France avec style »…. En déduirait-on pour autant, cependant, que le style se renferme uniquement dans le vocabulaire et que la valeur s’inscrit dans le flou d’une communication indéfinie ? L’éternel politique de la langue !

5. POUR CONCLURE… OU POUR DOUTER ?…

Que retenir alors en conclusion de ce parcours et des lignes historiques de force qui le structurent ? En marge de la distinction qu’il y a lieu de maintenir entre langue littéraire, au sens où la première reçoit de la seconde une caractérisation esthétique extrinsèque, et langue de la littérature, au sens où cette dernière ne saurait s’affranchir des contraintes inhérentes à la première, il semble nécessaire de mettre en évidence au moins deux choses :

5.1

Tout d’abord, que ce vaste mouvement d’émergence d’une conscience identitaire associée à la promotion de valeurs culturelles, elles-mêmes ancrées dans un terroir soumis à son tour aux aléas de politiques successives, a miraculeusement donné naissance à un objet fantasmatique que l’on peut bien appeler langue littéraire française. De cet objet libidinal, il est difficile de donner une représentation homogène et cohérente tant se combinent en lui d’intérêts divers : esthétiques, éthiques, propédeutiques, didactiques, politiques idéologiques. Au moins le fantasme de son existence a-t-il permis la réalisation de textes extraordinairement différenciés dans leur nature, leurs formes linguistiques et leurs cadres artistiques, mais tous porteurs du même désir d’être lus, communiqués, compris, interprétés.

Lorsqu’on envisage le passage effectué par le medium de la communication, du roman de haute époque, issu de vive lutte du latin tardif et de ses sabirs, aux variantes dialectales et sociolectales du français contemporain mises en œuvre par les auteurs dans leurs textes au moyen d’écritures spécifiques fortement individués, on ne peut qu’être frappé par la constante aptitude d’un tel matériel langagier à proposer des produits discursifs et textuels variés mais toujours profondément adaptés aux conditions sociales de leur élaboration.

5.2

Ensuite, que ce matériel de la langue porte à chaque instant les marques de sa réflexion critique, ce qui en décuple peut-être la puissance signifiante.

En effet, à chaque stade de l’histoire littéraire française, sous-jacente au dessein même de toute littérature, on note une théorisation plus ou moins spontanée de ses usages de la langue par le biais des arts poétiques, et des remarques sur cette notion holistique complexe que le terme de style servira peu à peu à identifier et désigner.

Relativement marginale au moyen âge, en raison des pressions qu’exercent les concurrents voisins sur la langue qui va devenir le français, cette tendance s’affirme à la Renaissance qui veut marquer la “précellence” définitive du français sur le latin, et plus particulièrement du français parisien sur la prolifération des autres usages géographiques.

Au XVIIe siècle, le besoin de garantir une norme unitaire promeut la notion de “bon usage”, par laquelle se réalise un système de valeurs souhaitées par la société : dénonciation des usages archaïques, critique des excès de la préciosité, valorisation du mythe de la pureté et de l’élégance, voire de la clarté analytique de la langue pratiquée par les grands auteurs. Langue et littérature, la langue littéraire est au service du respect des bienséances, de soi-même et des autres, d’une certaine qualité des rapports sociaux, du désir et du besoin d’être agréable, exact, maître de soi.

Le passage du XVIIIe siècle marque un détachement progressif de la théorie linguistique à l’égard des réalités sociales immédiates. La reconnaissance des besoins lexicaux et terminologiques de la science et des arts favorise l’apparition d’une doctrine de la nomination réglée : si toute science est “une langue bien faite”, cette langue devient ipso facto une structure de dénomination et comme la face formelle d’un système de noms. Ces derniers ont désormais supplanté les mots et imposent à la connaissance de classer les faits ; ils prétendent alors ordonner les variations du sens d’après des modèles logiques et rhétoriques, comme le souhaitait Dumarsais.

Il revient au XIXe siècle, et à la prolifération du lexique qui le caractérise, de renouer le lien de la langue et de sa réflexion théorique avec les conditions sociales définies par l’histoire. A chaque instant, les tentatives ou tentations de libéralisation de l’usage de la langue littéraire se heurtent aux refus défensifs des conservateurs, et à un constant besoin de normalisation, grâce auquel tout écart en matière littéraire peut-être rédimé sous l’hypothèque d’un fait de style individualisé.

Aujourd’hui, alors que la galaxie Gutenberg commence à éprouver le sens de ses limite, internet et le cyberespace offrent de nouvelles possibilités à l’écriture littéraire. Et l’on voit surgir des formes littéraires inédites situées au confluent des arts visuels, de la littérature « de la langue » traditionnelle et des nouvelles technologies de l’information – cet objet que l’on nomme désormais « poésie électronique ». Cette création poétique implique une relation spécifique à l’écran-support car elle est prévue pour l’affichage, souvent de façon à prendre en compte la temporalité de l’affichage, voire celle de la performance en exigeant au sens fort l’interaction avec le lecteur (qu’on pourrait appeler, avec d’autres, le « spectacteur »). Elle exhibe et joue donc de la spécificité matérielle de son medium afin d’obtenir des effets de sens et une posture de lecture particulière. On pourra ici se reporter à des sites tels que celui de Jacques Donguy : http://www.costis.org/x/donguy/numerique.htm ; ou celui, plus complexe, de Roxana Siroe-Tirea à l’adresse internet : http://www.cloudsmagazine.com/16/Roxana_Sicoe_Tirea_La_poesie_electronique.htm

Aujourd’hui, la poésie électronique participe a priori d’une dissidence esthétique proche des nombreuses avant-gardes qui ont jalonné le XXe siècle avec lesquelles elle partage la recherche et l’exploration de nouveaux moyens expressifs : elle semble procéder d’une relation similaire à la langue belle-lettriste, en choisissant le désordre et la singularisation de l’expression par l’intermédiaire de moyens techniques (intégration de l’interférence et du « bruit » de la machine) ; avoir une intention manifestaire semblable ; mais surtout procéder de la même organisation communautaire qui distingue les avant-gardes. On peut envisager cette existence communautaire de deux façons : il s’agit du choix stratégique (raison matérielle) d’un mode de diffusion publique ; c’est, de façon moins superficielle, un positionnement esthétique et institutionnel de la poésie et de la poétique numérique.

Parle-t-on alors de valeur ou de simple validation du sens de la démarche créatrice ?

L’adjectif stylistique entre dans l’usage de la langue en 1872 ; le substantif, pour sa part, sera reconnu en 1905. Entre ces deux dates, le déclin des puristes sera accéléré par une vive scientifisation des jugements langagiers, qu’alimentent les découvertes de l’histoire et du comparatisme. A la suite de la formalisation d’une science sémantique que réalise M. Bréal entre 1883 et 1897, une insistance plus vive est dès lors marquée par les créateurs à l’endroit des processus signifiants.

La linguistique, dans toutes ses dimensions, s’unit alors de plus en plus étroitement à la littérature et, par l’intermédiaire de l’essor des méthodes critiques – stylistique, poétique, rhétorique, narratologie – que favorise le XXe siècle, constitue en quelque sorte le socle obligé de toute entreprise littéraire. Grammairiens éternels, comme le notait encore Alain Berrendonner en 1981, nombre de linguistes contemporains, pris au piège des reflets de la littérature dans la langue et de la langue dans la littérature, n’en finissent pas de recourir sans le dire aux modèles de la langue de la littérature, soit pour s’y référer et illustrer d’exemples leurs analyses, soit pour les dénoncer et les mettre à l’écart, sans s’apercevoir qu’ils concourent par là à instancier ces modèles. Ce faisant, les uns et les autres accréditent ainsi l’existence indubitable de cet objet pourtant si douteux – en termes de systématique intrinsèque – qu’est la langue littéraire française.

[1] Le Style, Paris, Flammarion, G-F Corpus, 2004, pp. 22-27.

[2] Je reprends ici la distinction élaborée dans l’étude, à paraître aux éditions Peeters, 2007, que j’ai consacrée à l’œuvre de Petit de Julleville, entre langue française, système de normes sémio-linguistiques, et français, système de normes sémio-idéologiques.

[3] Michel Jourde et Jean-Charles Monferran, Le Lexique métalittéraire français (XVIe-XVIIe siècle), Genève, Droz, 2006

[4] Voir “ Le vocabulaire politique du XVIIIe siècle, avant et après la Révolution. Scission ou continuité ? ” in Le Français moderne, avril 1966 pp. 87 sqq.

[5] Voir Francis Ley, Madame de Krüdener 1764-1824. Romantisme et Sainte-Alliance, Paris, Honoré Champion, 1994, p. 90

[6] Jean-Étienne, Judith Foirestier, dit Boinvilliers, Cacographie, Paris, Barbou, 1803, p.6 .

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